L’hospitalité, oeuvre de miséricorde.

par Anne-Marie Maillard, oblate de la Congrégation

I – UNE TRADITION HOSPITALIÈRE À L’HOSPICE DU GRAND SAINT BERNARD

Le col du Mont Joux (ou Montjou ), situé à 2500 mètres, a toujours été l’un des grands passages à travers les Alpes. Au XIe siècle, il est l’un des plus fréquentés, mais il est devenu aussi l’un des plus dangereux : pire que la tempête de neige, pire que le brouillard, pire que l’avalanche, le brigandage y sévit.

Les Sarrasins, battus en France, se sont retirés dans les hautes vallées des Alpes et dévalisent systématiquement tous les passants : voyageurs, pèlerins ou marchands que la nécessité a conduits dans ces lieux.

Côté italien, au bas dans la vallée, un homme écoute avec attention le récit des pauvres voyageurs qui arrivent du Mont Joux, dépouillés, épuisés de fatigue : c’est Bernard de Menthon (996 – 1081). Il est archidiacre d’Aoste.

Bouleversé au plus profond de lui-même et conscient qu’il faut faire quelque chose, il s’en remet au Christ et conçoit un projet, qui témoigne de la plus pure lumière évangélique : se rendre présent au cœur de ce problème social et y être signe efficace de la Présence de Dieu au milieu de l’histoire des hommes….une histoire toujours aussi triste, angoissée, sanglante. Vers 1050, il construit l’Hospice pour venir en aide à ceux qui doivent franchir ce périlleux passage qui fait tant de victimes.

Une mission : la Louange et l’Hospitalité

A ce service sur la montagne, le « pèlerin du Seigneur » comme on appela Saint Bernard fit appel à des religieux de l’Ordre de Saint Augustin, leur demandant de se dévouer jusqu’au péril de leur vie.

« Ici le Christ est adoré et nourri » : telle sera leur devise.
« Prière et amour universel » : tel sera le secret de leur dévouement.

Saint Bernard apprit à ses fils à se tenir d’abord immobile devant Dieu, dans la contemplation pour mieux cheminer avec tous les hommes. Aussi confie-t-il à la communauté des religieux de l’hospice, comme première tâche, la mission de louer le Seigneur : passer chaque jour par le Christ avec le monde entier pour le consacrer au Dieu vivant.

La louange est un chant d’éternité, mais « celui-là seul est chrétien, qui, jusque dans sa maison et dans sa patrie, se reconnaît pèlerin et pratique l’hospitalité pour arriver par elle jusqu’à Dieu…. » (Saint Augustin). Ce Christ loué et adoré dans la prière, il faut en prendre soin dans ce frère rencontré sur la route. Et, ici sur la montagne, la charité n’a pu se contenter d’être accueillante : elle a dû se faire prévenante, elle a dû aller sur les chemins, elle a dû faire la trâce et ouvrir la piste, elle a dû aller à la rencontre de l’égaré :
« Chaque jour, deux guides s’en iront de chaque côté de la montagne, jusqu’à la distance d’environ une lieue ; plus loin si la nécessité se fait sentir. Ils apporteront avec eux la nourriture habituelle : le pain, le vin, le fromage, comme on l’a toujours fait. Si les deux guides ne suffisent pas à porter secours, l’un des deux ira quérir un renfort immédiat auprès du Supérieur.
Après une nuit passée à l’hospice – ou plus, s’il y a tempête – les guides repartiront avec les voyageurs, jusqu’à ce qu’ils soient sortis des périls de la neige. »
Anciennes Constitutions de l’Hospice, de 1438.

Ainsi durant neuf siècles, les religieux demeurèrent fidèles à leur mission : ils jetaient vers Dieu leurs psaumes et leurs hymnes et puis s’en allaient à la rencontre des voyageurs.
L’hospitalité, raison d’être de cet hospice, était accordée absolument gratuitement : le gîte et le couvert étaient ainsi offerts à tous les voyageurs sans restriction. L’accueil devait être le même pour tout homme, quels que soient sa religion, sa nationalité, son âge, sa fortune…qu’il soit homme d’église, pèlerin, trafiquant, malfaiteur fuyant la justice… la seule priorité allait à celui qui était le plus en danger !

Nul n’avait le droit de s’installer. Après avoir repris des forces, il fallait poursuivre sa route.

Bien qu’ aujourd’hui les circonstances aient bien changés, la vocation traditionnelle d’accueil de l’hospice n’en conserve pas moins sa raison d’être, elle a dû être adaptée.
Fidèles à l’intuition de leur fondateur, les fils de Saint Bernard de Menthon ont décidé d’accompagner ces nouveaux pèlerins du 20ème siècle, en quête d’un sens à leur vie, en quête d’un absolu motivant le risque de la vie. L’hospice se veut toujours largement ouverte à tous ses frères qui viennent aujourd’hui en montagne chercher un peu d’air pur et faire l’expérience pour quelques jours, d’une vie sobre, dépouillée et exigeante.

Saint Bernard a été consacré patron de montagnards et des alpinistes en 1923. Ainsi tous les 15 juin, il est fait mémoire de ce « pèlerin du Seigneur ». Autour de la communauté des religieux de l’Hospice, se réunissent dans l’action de grâce, amis, familiers et parents. C’est à partir de ce que nous disent les textes liturgiques de cette solennité, que nous allons essayer de rentrer plus en avant dans cette œuvre de miséricorde qu’est l’hospitalité chrétienne pratiquée et dont St François de Sâles s’inspira, au XIVème siècle dans un traité de l’amour de Dieu :

« L’hospitalité, hors l’extrême nécessité, est un conseil. Recevoir l’étranger en est le premier degré ; mais aller sur les avenues des chemins pour l’inviter, comme faisait Abraham, c’est un degré plus haut ; et encore plus de se loger dans des lieux périlleux pour héberger, aider et servir les passants : en quoi excella ce grand saint Bernard de Menthon, originaire de ce diocèse, lequel étant issu d’une maison fort illustre habita plusieurs années entre les monts et les cimes de nos alpes, y assembla plusieurs compagnons, pour attendre, loger, secourir, délivrer des dangers de la tourmente les voyageurs et passants qui seraient morts dans les orages, les neiges et froidures, sans les hospices que ce grand ami de Dieu établit et fonda sur les deux monts qui pour cela sont appelés de son nom, Grand Saint Bernard au diocèse de Sion et Petit Saint Bernard en celui de Tarentaise……..»

LA LITURGIE DE L’ HOSPITALITÉ

1) – L’hospitalité d’Abraham – Gn 18,1-16

Aux chênes de Mambré, le Seigneur apparut à Abraham,
qui était assis à l’entrée de la tente.
C’était l’heure la plus chaude du jour.
2 Abraham leva les yeux,
et il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui.
Aussitôt, il courut à leur rencontre,
Se prosterna jusqu’à terre et dit :
3 « Seigneur, si j’ai pu trouver grâce à tes yeux,
ne passe pas sans t’arrêter près de ton serviteur.
4 On va vous apporter un peu d’eau,
vous vous laverez les pieds,
et vous vous étendrez sous cet arbre.
5 Je vais chercher du pain,
et vous reprendrez des forces avant d’aller plus loin,
puisque vous êtes passés près de votre serviteur ! »
Ils répondirent :
« C’est bien. Fais ce que tu as dit. »
6 Abraham se hâta d’aller trouver Sara dans sa tente,
et il lui dit :
« Prends vite trois grandes mesures de farine,
pétris la pâte et fais des galettes. »
7 Puis Abraham courut au troupeau,
il prit un veau gras et tendre,
et le donna à un serviteur, qui se hâta de le préparer.
8 Il prit du fromage blanc, du lait,
Le veau qu’on avait apprêté,
et les déposa devant eux ;
il se tenait debout près d’eux, sous l’arbre,
pendant qu’ils mangeaient.
9 Ils lui demandèrent :
« Où est Sara, ta femme ? »
Il répondit :
« Elle est à l’intérieur de la tente. »
10 Le voyageur reprit :
« Je reviendrai chez toi dans un an,
et à ce moment-là, Sara, ta femme, aura un fils. »
Or, Sara écoutait par derrière, à l’entrée de la tente.
11 (Abraham et Sara était très avancés en âge,
et Sara était vraiment une vieille femme.)
12 Elle se mit à rire silencieusement ; elle se disait :
« J’ai pourtant passé l’âge de l’amour,
et mon seigneur est un vieillard ! »
13 Le Seigneur Dieu dit à Abraham :
« Pourquoi Sara a-t-elle ri,
en disant :
‘‘ Est-ce que vraiment j’aurais un enfant,
vieille comme je suis ? ‘’
14 Y a-t-il une merveille que le Seigneur ne puisse accomplir ?
Au moment fixé, je reviendrais chez toi,
Et dans un an, Sara aura un fils. »
15 Saisie de crainte, Sara se défendit en disant :
« Je n’ai pas ri. »
Mais le Seigneur répliqua :
« Si, tu as ri. »

a ) Le contexte

La première mention d’Abraham dans notre bible – sous le nom d’Abram – apparaît en Gn 11,26 à la fin de la généalogie qui va de Sem à Térah.
En Gn 11,27-32, il nous est présenté la famille d’Abram dont le nom sera changé en Abraham en 17,5 : ses frères Nahor et Harân, sa femme Saraï dont il est dit qu’elle était stérile et n’avait pas d’enfants et dont son nom sera Sara en 17,15, son neveu Loth.
Les chapitres 12 et 13 nous rapportent la migration d’Abram et de Loth à travers le pays que « Dieu fait voir » et qui est maintenant la terre d’Israël. Sichem, Béthel, les grands sanctuaires du Nord sont les étapes avant l’implantation définitive d’Abraham à Mambré près d’Hébron, là où il sera enterré.
Avant la fin du voyage, Loth s’est séparé de son oncle pour s’installer dans le district du Jourdain vers Sodome, laissant à Abraham le haut pays. A Sichem déjà Abraham a reçu de Dieu la promesse que ce pays serait donné à sa descendance (12,7) ; cette promesse est renouvelée après le départ de Loth (13,14-15), mais surtout solennellement confirmée au chapitre 15. C’est tout naturellement qu’au chapitre 16, la question de cette descendance est abordée de front : Sara n’a pas d’enfants. Elle donne à Abraham sa servante Hagar pour obtenir par elle une descendance ; Ismaël naît, il est le fils aîné d’Abraham. Le récit mentionne les démêlés des deux femmes et Sara n’y a pas le meilleur rôle.
Au chapitre 17 la vision et la parole de l’ange du Seigneur, scelle une nouvelle alliance qui impose cette fois à l’homme des obligations de perfection morale, un lien religieux avec Dieu et une prescription positive, la circoncision.
Et nous voici arrivé à notre récit, la visite de trois hôtes inattendus et mystérieux qui viennent relancer pourtant la question : Sara elle aussi va avoir un fils.
Après bien des digressions, il faudra attendre le chapitre 21 pour retrouver le fil du début du chapitre 18 avec la naissance d’Isaac, le fils de la promesse.

b ) Etude biblique

V 1 « Abraham est assis à l’entrée de sa tente. C’était l’heure la plus chaude du jour » le cadre est posé.
V 2-3 « Abraham leva les yeux et vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui». On imagine aisément qu’Abraham soit demeuré assis, avec son âge avancé, avec la chaleur, et ce sont des inconnus. Mais avec la proverbiale hospitalité des nomades[2] il se lève, et, « il court, au devant d’eux », comme étant habité par un élan intérieur qui va aller en s’accentuant.
Là, il les salue. Pas un bonjour lancé à la cantonade, mais « il se prosterne », non point en signe d’adoration, mais en simple marque d’hommage. Abraham ne reconnaît d’abord dans les visiteurs que des hôtes humains, et leur témoigne une magnifique hospitalité et leur caractère divin ne se manifestera que progressivement (note f, BJ sur 18,2). Il leur dit : « Seigneur, si j’ai pu trouver grâce à tes yeux, ne passe pas sans t’arrêter près de ton serviteur. »
(Si souvent celui qui frappe à notre porte, nous voudrions le voir passer.)

D’un point de vue littéraire et biblique, il est important de signaler ici, le changement effectué dans le texte par le passage du pluriel (trois personnes) au singulier (Seigneur). Une des explications est que le livre de la Genèse, comme tout le Pentateuque, est le résultat d’une longue histoire de tradition. Mais pour notre étude nous ne retiendrons simplement que
« les récits d’Abraham sont les échos de la compréhension que des générations de croyants ont eue de leur passé, de leur héritage religieux et humain tout à la fois, à travers les traditions reçues, à travers l’éclairage renouvelé de leurs propres vies et des circonstances nouvelles »[3].

C’est une Histoire Sainte qui nous est donnée, et nous ne nous attarderons donc pas sur les interprétations. Bien que des pères de l’église y aient vu l’annonce du mystère de la Trinité, dont la révélation est réservé au Nouveau Testament, (note BJ, sur le chapitre 18) nous ne regarderons pour notre étude que le geste d’hospitalité d’Abraham qui engage toute sa personne et même sa tribu.

V 4a. « On va vous apporter un peu d’eau, vous vous laverez les pieds » Il est remarquable combien Abraham a le souci du bien-être de ses hôtes, après leur longue marche sous le soleil brûlant.

V 4b : « Et vous vous étendrez sous cet arbre. » autrement dit, reposez-vous ici au frais, à l’ombre.
Abraham ne perd pas de temps à s’excuser d’être ce qu’il est, de n’avoir pas eu le temps de préparer ceci ou cela, il se laisse simplement bousculer par la visite imprévue.

Il « va chercher du pain », afin que ses hôtes « reprennent des forces avant d’allerplus loin. » (v5). Dans la BJ, il est joliment écrit : « vous vous réconforterez le cœur avant d’aller plus loin » Le cœur dans le langage biblique a un sens très large. On peut dire qu’il désigne toute la personnalité consciente, intelligente et libre d’un être humain. Il désigne aussi l’intérieur de l’homme, son lieu caché, son intimité, le lieu où l’homme s’ouvre ou se ferme à Dieu. Mais ici, le cœur est désigné comme le siège de la vie physique, comme le lieu des forces vitales.

Et Abraham fait tout cela avant de les laisser poursuivre leur route. Combien de fois, n’avons nous pas l’attitude inverse : celle de vouloir retenir l’autre à soi ?

V 6-7 : Une fois les hôtes installés, rafraîchis on prépare avec ce que l’on a, de quoi les restaurer. Tout est de l’initiative d’Abraham, il se met à leur service, demande le concours de Sara. Pour cela elle prend sa meilleure farine la pétrit et fait des galettes. Puis il court choisir un veau bien tendre, qu’il remet au serviteur, qui se hâte à son tour de le préparer. Nous pouvons supposer que ces préparatifs ont pris un certain temps, tandis que les inconnus eux, se reposent et refont leurs forces.

V 8 : Lorsque tout est prêt, Abraham dispose le veau gras, les galettes, le lait et le fromage blanc et place le tout devant eux. « Il se tient debout près d’eux » Au début Abraham était assis alors que les trois visiteurs étaient debout…maintenant c’est Abraham qui est debout et qui sert ces trois hommes qui sont assis. Les positions sont inversées ! Abraham n’est pas le convive de son hôte, il se fait son serviteur ; il oublie qu’il est maître chez lui, il apporte lui-même la nourriture.

Abraham se tient humblement dans l’attitude du serviteur.

Pas de questions du style : d’où venez-vous ? où allez-vous ? mais il semble qu’Abraham a cette attitude d’écoute intérieure, de disponibilité face à ses hôtes. Il s’agit d’eux, ou de lui, de son bien-être et non pas d’Abraham, de sa mise en avant….

V 9 : Les voyageurs ont refait leurs forces, mais avant d’aller plus loin, un bref dialogue s’établit : « où est Sara, ta femme ? » – « elle est à l’intérieur de la tente».

V 10 : Alors l’incroyable annonce retentit : « Je reviendrai chez toi dans un an, et à ce moment-là, Sara, ta femme, aura un fils » Abraham se tait, songe. Sara, elle, rit. On a beau croire au merveilleux, tout de même ! Les messagers eux ne discutent pas, ne cherchent pas à convaincre, ou même à avoir raison, non tout simplement « Pourquoi Sara a-t-elle ri ? » (v13)

Abraham a compris qu’ils sont des anges de Dieu (les anges sont des envoyés, des messagers de la volonté divine) mais Sara ne connaît pas encore l’identité de l’hôte. Elle le devinera au v.15, d’où alors sa crainte. Le rire de Sara fait écho au rire d’Abraham qui a exprimé son incrédulité en Gn 17, 17-19 devant l’énormité de la promesse de Dieu :

« 17Abraham tomba la face contre terre, et il se mit à rire car il se disait en lui même : ’’Un fils naîtra-t-il à un homme de cent ans, et Sara, âgée de quatre-vingt-dix ans, va-t-elle enfanter ?’’ 18Abraham dit à Dieu : ’’Oh ! qu’Ismaël vive devant ta face !’’ 19Mais Dieu reprit : Non, mais ta femme Sara te donnera un fils, tu l’appelleras Isaac, et j’établirai mon alliance avec lui, comme une alliance perpétuelle, et avec sa descendance après lui ». (note b, BJ sur 17,17)

V 14 : L’hôtesse accueillante a attiré sur elle la bénédiction suprême : elle enfantera malgré son âge avancé. Sara rit en elle même à l’annonce de sa prochaine maternité, mais « Y a-t-il une merveille que le Seigneur ne puisse accomplir ? » Sara aura un fils au temps fixé : signe visible de l’accomplissement de la promesse de Dieu faite à Abraham.

Ce qui caractérise l’hospitalité, c’est sa réciprocité fondée sur l’échange des dons. Dieu remercie son hôte Abraham en lui promettant un fils de Sara, promesse par laquelle il se révèle en sa qualité divine. Et, à travers Abraham, c’est à l’humanité qu’il promet de donner un fils qui, comme Isaac, naîtra dans des conditions exceptionnelles.

En invitant trois passants inconnus à entrer sous sa tente, en leur servant un repas, Abraham leur témoigne sa charité et par là même, il découvre son Dieu. Celui-ci apparaît dans le visiteur le plus humble. La bonté généreuse d’Abraham pour les trois personnes divines qui se manifestent sous forme humaine lui fait reconnaître Dieu.
Dans la vertu d’hospitalité, de charité, la vie de l’homme et la vie divine en viennent à coïncider, à s’identifier, comme l’enseignera l’Evangile. La visite est devenue source de vie et promesse d’avenir, pour ceux qui ont accueilli.

L’hospitalité est sacrée, c’est la leçon de Mambré [4].

En s’appuyant sur le Coran qui associe le nom d’Abraham à des visions eschatologiques, Pierre ROCALVE dira encore en parlant de ce passage biblique : « Il y a là une vision eschatologique du jugement dernier, annonciateur de la vie bienheureuse (cf. Mt 25,31) :
« venez les bénis de mon père, recevez en héritage le royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu ».[5]
c) – Quelles applications pour aujourd’hui ?

On peut se demander qui a l’initiative, qui accueille et qui est accueilli ? De quoi est-il question ? de l’hospitalité d’Abraham ou de la visite de Dieu ?
Et qu’est-ce qui est le plus important ? Qu’est-ce qui retient notre regard ?

Je crois que c’est la visite inattendue de Dieu. C’est bien ainsi que l’entendait St Ambroise quand il commentait ce récit : « Toi aussi qui accueilles un étranger, c’est Dieu que tu reçois… » Il est remarquable comme Abraham semble s’effacer devant les trois visiteurs.

Aujourd’hui nous parlons plus volontiers d’accueil que d’hospitalité. Les mots paraissent quasi synonymes, et pourtant !

L’accueil est actif. On parle de l’accueil à partir de celui qui reçoit. Celui qui accueille est au centre de l’action. Accorder l’hospitalité c’est laisser l’autre entrer chez soi, gratuitement, alors que tout est bien rangé, que ce n’est plus l’heure, ou que l’on avait prévu autre chose.

L’accueil, je peux le programmer, il y a même parfois des heures pour accueillir. Quant à l’hospitalité elle comporte toujours une part d’inattendu, d’imprévu, d’inconnu et cela peut nous conduire plus loin que prévu. L’accueil a ses horaires, l’hospitalité n’a pas d’heure.

La langue française, n’a qu’un seul mot pour désigner celui qui reçoit l’hospitalité et celui qui l’offre : « l’hôte ». Prêtant à confusion, elle renvoie ainsi à une vérité première : l’hôte est celui qui habite quelque part, et qu’il soit maître des lieux ou quelqu’un de passage n’est que secondaire. Le langage établit ainsi une égalité étonnante entre l’accueillant et l’accueilli. Et l’on peut dire qu’offrir l’hospitalité c’est inséparablement recevoir et donner. Cela suppose un échange qui tend à la communion. L’étranger devient l’hôte de celui qui le reçoit.

A travers Abraham c’est le visage de Dieu qui s’est révélé. Il est Seigneur et agit parmi les hommes de manière souveraine et très personnelle dans un dialogue. Il est le Dieu de la fécondité qui ferme et ouvre le sein de la femme et assure la descendance promise comme il l’entend. Il est encore le Dieu de la promesse, celui qui conduit Abraham, et qui aime ses serviteurs. La bénédiction reçue est au cœur de la vocation d’Abraham et de sa responsabilité. Abraham a trouvé grâce aux yeux du Seigneur (v3), par lui tout homme peut trouver bénédiction ou malédiction, bonheur ou malheur :
« Cela pour que la bénédiction d’Abraham parvienne aux nations païennes en Jésus Christ et qu’ainsi nous recevions, par la foi, l’Esprit, objet de la promesse » (Ga 4,14).
Son hospitalité est animée par la gratuité…Gratuité qui est source de fécondité(Sara, va enfanter…) Fécondité qui est don gracieux du Seigneur sur laquelle nous ne pouvons pas mettre la main.

Ouvrir sa maison est une étape, mais l’important est d’ouvrir son cœur, de recevoir l’autre, s’agrandir de toute sa dimension et par là devenir vulnérable. C’est un esprit, une attitude intérieure. C’est prendre l’autre à l’intérieur de soi, même si c’est dérangeant et insécurisant ; c’est se soucier de lui, être attentif à son regard, l’aider à trouver sa place. Il faut que ceux qu’on accueille sentent non pas qu’ils dérangent mais qu’on est heureux de partager avec eux. Il faut accueillir chaque nouvelle personne comme un don de Dieu, comme son messager.

Dans notre société qui sécrète l’indifférence, la méfiance, l’exclusion,…dans une société où l’on se protège les uns les autres, l’hospice se veut être le lieu où l’on témoigne de ce désir de l’autre, où l’on manifeste que l’homme est « le désiré » alors qu’il y a tant de gens désignés comme « indésirables ». Car en nous référant à notre texte, l’hôte apporte toujours une nouvelle Présence, à décrypter comme un secret d’amour !

Il est pourtant parfois plus facile d’accueillir un visiteur que d’accueillir le frère et la sœur avec qui l’on vit tout le temps. L’accueil des visiteurs est le prolongement de l’accueil que les personnes vivant dans la communauté, ont les unes pour les autres. Si on a le cœur ouvert pour tous les frères et sœurs, on l’aura aussi pour le visiteur. Cela s’enracine dans la foi au Dieu Père, Fils et Esprit pour lequel chacun d’entre nous, même le plus abîmé – lui le premier – même le moins aimable, est le désiré.

La longue tradition d’hospitalité de l’hospice est là comme un appel, un rappel :
« N’oubliez pas l’hospitalité, car, grâce à elle, certains, sans le savoir ont accueilli des anges. » (He 13,5)

Ce qui veut dire que l’on peut oublier. Cet accueil empressé et religieux dont Abraham reste le type manifeste la charité fraternelle que le chrétien doit exercer envers tous.
Nous assistons au même renversement de situation avec le récit évangélique dit du « Jugement dernier » que je nommerai pour notre étude « l’hospitalité du cœur » Ce texte se situe dans l’évangile de St Matthieu juste avant le récit de la Passion et de la mort de Jésus.

2 ) – L’hospitalité du cœur – Mt 25, 31-46

Jésus parlait à ses disciples de sa venue :
31 Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire.
32Toutes les nations seront rassemblées devant lui, il séparera les hommes les uns des autres,
tout comme le berger sépare les brebis des chèvres :
33 il placera les brebis à sa droite, et les chèvres à sa gauche.
34 Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite :
‘Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume préparé pour vous depuis la création du monde.
35Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli;
36j’étais nu, et vous m’avez habillé; j’étais malade, et vous m’avez visité;
j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi !.
37 Alors les justes lui répondront :
Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu… ?
Tu avais donc faim, et nous t’avons nourri ?
Tu avais soif; et nous t’avons donné à boire ?
;38tu étais un étranger, et nous t’avons accueilli ?
; tu étais nu, et nous t’avons habillé ?
39 tu étais malade, ou en prison…
quand sommes-nous venus jusqu’à toi ?’
40 Et le roi leur répondra :
‘Amen, je vous le dis :
chaque fois que vous l’avez fait
à l’un de ces petits qui sont mes frères,
c’est à moi que vous l’avez fait.’
41 Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche :
‘Allez-vous-en loin de moi, maudits,
dans le feu éternel préparé pour le démon et ses anges.
42 Car j’avais faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ;
j’avais soif, et vous ne m’avez pas donné à boire;
43 j’étais un étranger, et vous ne m’avez pas accueilli ;
j’étais nu, et vous ne m’avez pas habillé ;
j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité’.
44 Alors ils répondront, eux aussi :
‘Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu
avoir faim et soif, être nu, étranger, malade ou en prison,
sans nous mettre à ton service ?
45 Alors il leur répondra :
‘Amen je vous le dis,
chaque fois que vous ne l’avez pas fait
à l’un de ces petits,
à moi non plus vous ne l’avez pas fait.’
; 46 Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel,
et les justes, à la vie éternelle. »
a) – Le contexte

Notre texte est propre à Matthieu et n’a donc aucun parallèle dans les autres évangiles synoptiques. Il est situé à la fin du cinquième discours de Jésus que l’on peut intituler « eschatologique ». Constituée des chapitres 24 et 25, le thème principal est « comment veiller » pour cela quatre paraboles illustrent le motif de la vigilance (La parabole du déluge, 24,37-42 ; la parabole du voleur nocturne, 24,43-44 ; la parabole du serviteur fidèle, 24,45-51 ; la parabole des dix jeunes filles, 25,1-13). Elles sont encadrées par une même mention : « Vous ne savez ni le jour ni l’heure » (24,36 et 25,13). Une 5ème parabole, celle des « talents » (25,14-30) vient en conclusion pour souligner davantage encore la responsabilité des disciples.

En écartant toute spéculation sur la date de la fin du monde, tout en soulignant le caractère inéluctable de la venue du Fils de l’homme, l’évangéliste invite les chrétiens à gérer une histoire qui dure et à se tenir prêts. D’autre part il entend stimuler une église qui donne des signes de lassitude et de tiédeur : la foi chrétienne est une histoire à construire, une route au bout de laquelle il y a un jugement.

D’où notre texte qui n’est pas une parabole, mais une description prophétique du « jugement dernier. » en Mt 25,31-46 : C’est un jugement d’alliance éclairant notre aujourd’hui : le critère y est l’amour fraternel pour notre conversion immédiate.

Il est important aussi de rappeler que notre texte se situe juste avant la passion de Jésus. Depuis le « Sermon de la montagne » (5,1-7,27) où Jésus annonçait le jugement des disciples qui oublieraient que la foi chrétienne est un agir se résumant dans l’amour du prochain[6], Matthieu a repris inlassablement le motif austère du jugement : se mettre à la suite du Christ, c’est lui donner le droit de juger à tout instant. Aimer quelqu’un, n’est-ce pas lui donner des droits sur ma personne et singulièrement le droit de juger si je l’aime bien ou mal ? Etre libre, n’est-ce pas, parmi tant d’influences contraires, choisir une bonne fois à qui et à quoi je donne le droit de juger mon comportement ? Voilà deux questions qu’il faut se poser et peut-être y trouverons nous une réponse dans l’analyse biblique.

b) Analyse biblique

Mt 25,31-33 – Une introduction qui décrit la venue et la fonction du Fils de l’homme. Matthieu transfère au Fils de l’homme des prérogatives judiciaires qui appartenaient à Dieu : « il siègera sur son trône de gloire »(v 31c) comme un roi, devant toutes les nations ; il vient juger tous les peuples : païens, juifs et chrétiens tous sont assignés à ce tribunal. Contrairement à son habitude l’auteur nous présente le Fils comme le juge et non Dieu le Père.

En Palestine, brebis et chèvres paissaient ensemble, mais le soir le berger les séparait pour mettre les plus fragiles en un endroit abrité. Le jugement consiste donc dans un tri qui traverse aussi l’église composée de bons et de mauvais. Le motif de séparation du troupeau par le Messie semble s’inspirer du prophète Ezéchiel (Ez 34,17-23).

Mt 25,34-40 – Un premier dialogue avec les « bénis ». :

Les élus sont donc « les bénis de mon Père » Jésus s’adresse à eux en tant que serviteur du Père. « Venez,…, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la création du monde » (v34). Tout au long de son ministère, Jésus s’est efforcé de révéler non seulement le projet divin de toujours, mais la présence même du Royaume, force cachée de croissance, trésor caché offert à la quête du croyant. Depuis la création, ce que le créateur a préparé et caché, c’est surtout son Royaume et Jésus est venu parmi les hommes comme révélateur. Les hommes sont jugés sur les œuvres de miséricorde et non sur leurs actions exceptionnelles. Ce sont des actes de charités que les élus sont censés avoir pratiqués à l’égard de leur roi.

Les juifs pieux considéraient ces actes de charité comme une imitation méritoire de la conduite de Dieu[7] : il faut nourrir l’affamé parce que Dieu s’y emploie, prenant fait et cause pour le malheureux. Se désolidariser de ce dernier c’est désavouer la cause de Dieu.

V 37–39 – Traduit la surprise de certains. Jésus leur révèle que leur gestes avaient un sens profond, ignorés d’eux. ils n’ont pas saisi qu’en servant le pauvre, ils servaient Jésus, leur Roi. Mais celui qui obéit au précepte de l’amour du prochain n’a pas à calculer la valeur de ses actes : seul le jugement en révèlera la portée en même temps que la profondeur de la solidarité du Christ avec les hommes en détresse.

Dans sa réponse aux (v40 et 45) Jésus s’identifie sans limite et sans discrimination, à tous les humiliés, menacés dans leur humanité.

Jésus l’avait déjà annoncé à ses disciples en 10,40-42

« Qui vous accueille m’accueille moi-même, et qui m’accueille, accueille Celui qui m’a envoyé. Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète, et celui qui accueille un juste recevra une récompense de juste. Quiconque donnera à boire, ne serait-ce qu’un verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense. »

Il se rend solidaire des plus humbles, des plus déshérités et peut-être des plus dépourvus. On sert ici le pauvre pour lui même, dans sa dignité propre, dans une obéissance sans calcul au précepte de l’amour du prochain (2ème commandement). Dans ce désintéressement se révèle une convergence dans l’amour que portent au pauvre et le disciple et le Christ : ce dernier s’en trouve pleinement honoré, honoré aussi (1er commandement) le Dieu qui a pris fait et cause pour les malheureux.

Mt 25,41-45 – Un second dialogue avec les « maudits ».

Le déroulement est pratiquement identique avec la même surprise au v 44. Il y a étonnement de certains – les chrétiens – qui, en négligeant l’homme en détresse, n’ont pas servis la cause du Roi – n’ont pas servi la cause du Christ. Mais il y a étonnement de tout homme aussi qui dans l’amour du prochain prôné par toutes les éthiques du monde, sert le Christ.

Il n’y a pas d’héroïsme poursuivit dans l’énumération de ces actes de charité. Leur liste et leurs répétitions rejoint le combat pour les droits de l’homme en visant les détresses les plus élémentaires et les plus profondes : la famine et la privation de nourriture, les exclusions sociales, les exclusions raciales et le déracinement des étrangers, la solitude des malades ou des personnes âgées que l’on laisse croupir, la privation de liberté aux captifs….

Le verset 46, est l’exécution du verdict, sobre et sans appel. Le tri est maintenant définitif et éternel. « Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle. » Dn 13,2

Au terme de notre approche biblique, il est important de souligner que Celui, qui c’est identifié à l’homme en détresse, à tous les humiliés, à ceux qui sont menacés dans leur humanité, est Celui-là même qui va maintenant livrer sa vie, manifester sa solidarité jusqu’au bout. En allant plus loin, Celui que notre texte désigne comme le Juge, c’est Celui qui va être jugé, et « le trône de gloire » ce sera la Croix.

Ce jugement n’est pas une condamnation mais un appel à la vie, un appel au salut.
c) – Le sacrement du frère ou l’hospitalité, témoignage de foi.

Depuis les origines, Dieu manifeste sa tendresse à l’occasion de la misère humaine ; à son tour, l’homme doit se montrer miséricordieux envers son prochain. La miséricorde est une réponse à un devoir intérieur, à une fidélité à soi-même. Si Dieu est tendresse, comment n’exigerait-il pas de ses créatures la même tendresse mutuelle ?

Tout au long des Ecritures Dieu va progressivement éduquer son peuple. Ce qu’il veut, c’est que l’on observe le commandement de l’amour fraternel, ne pas se dérober devant celui qui est sa propre chair.

Ainsi nous serons donc jugés d’après la miséricorde que nous aurons exercée, inconsciemment peut-être à l’égard de Jésus en personne. Nous serons jugés sur l’amour, selon les critères définis par St Matthieu : avoir nourri les affamés, vêtu les nus, visité les malades et les prisonniers, etc.

Le chrétien doit aimer, avoir une bonne compassion dans le cœur. Il ne peut se fermer devant un frère qui se trouve dans la nécessité. Il ne peut pas ne pas pardonner à celui qui l’a offensé car Dieu a pitié de tous et de chacun.

L’hospitalité est une forme de charité et Jésus, lors du jugement, en révélera à tous le mystère. A travers l’hôte et en lui, c’est le Christ qui est accueilli ou repoussé, qui est reconnu ou méconnu, comme du temps de sa venue chez les siens. Ce n’est pas seulement lors de sa naissance qu’il n’y a pas eut de place pour lui à l’hôtellerie (Lc 2,7) c’est jusqu’au bout de sa vie que le monde l’a méconnu et que « les siens ne l’ont pas reçu » (Jn 1,9ss).

Ceux qui croient en lui reçoivent « en son nom » ses envoyés (Jn 13,20) :
« En vérité, en vérité, je vous le dis, recevoir celui que j’enverrai, c’est me recevoir moi-même, et me recevoir c’est aussi recevoir Celui qui m’a envoyé »

et aussi tous les hommes même les plus humbles (Lc 9,48) :
« Qui accueille en mon nom cet enfant, m’accueille moi-même ; et qui m’accueille, accueille Celui qui m’a envoyé ; car celui qui est le plus petit d’entre vous tous, voilà le plus grand ».

L’hospitalité signifie que nous admettons les gens dans l’espace que constituent notre vie, notre esprit, notre cœur, notre travail et nos efforts. C’est la voie qui nous conduit hors de nous-mêmes. Elle est le premier pas dans la voie qui mène au démantèlement des barrières existant dans le monde. Mais c’est aussi la manière dont nous convertissons le monde plein de préjugés qui nous entoure, en le transformant cœur après cœur.

Il y aura du racisme dans le monde jusqu’à ce que vous et moi nous commencions à accueillir les autres races.
Il y aura des préjugés jusqu’à ce que vous et moi nous accueillons les autres groupes.
Il y aura la guerre jusqu’à ce que vous et moi nous commencions à accueillir nos ennemis. Les employés qui ignorent les personnes qui attendent aux comptoirs, les professeurs qui ignorent les parents des enfants qu’ils éduquent, les riches qui ne jettent pas même un regard sur le portier ou le chauffeur de taxi ou le cuisinier, la personne assise confortablement dans le bus qui ne veut pas voir la personne âgée qui essaie de se maintenir debout durant son trajet, les puissants qui n’écoutent jamais ceux qui n’ont aucun pouvoir, les ministres religieux qui sont trop occupés pour accomplir leur ministère, tous illustrent le manque d’esprit d’hospitalité dans notre monde.

Ce dont le monde à le plus besoin aujourd’hui c’est de l’hospitalité du cœur. Cela signifie qu’on accueille les autres, tous, comme ils sont, et qu’on les laisse s’installer comme chez eux dans notre cœur. Se trouver chez soi dans le cœur de l’autre, cela signifie toucher du doigt, l’amour d’un frère ou d’une sœur dans le Christ. Et toucher du doigt l’amour d’un autre signifie prendre conscience que Dieu nous aime. Car c’est par l’autre, notre prochain, notre frère, que nous pouvons commencer à comprendre l’amour de Dieu.

Le frère, c’est bien sûr le prochain, mais le prochain n’est pas seulement le membre de « ma » famille et de « ma » communauté, mon coreligionnaire ou mon compatriote. Le Christ a fait éclater les lois et les frontières de la tribu familiale, religieuse, sociale ou nationale. Le prochain, c’est celui au devant de qui je me porte. Le prochain, c’est celui en qui Dieu se révèle, en particulier le pauvre, l’abandonné, celui que la société dans ses préjugés exclut : les toxicomanes, les malades du SIDA, etc… Créés à l’image de Dieu, nous sommes tous des fils du même Père, mystérieusement réconciliés en Christ. Nous sommes tous membres de la fraternité universelle et c’est un défi permanent où l’amour de Dieu est indissociable de l’amour du prochain.

Nul ne peut prétendre avoir Dieu pour Père s’il n’accueille pas en tout homme, même le plus défiguré, un frère.

La foi chrétienne est un agir dans l’amour du prochain, l’hospitalité pratiquée au travers du geste du lavement des pieds en est sa réalisation : par l’imitation du maître dans son amour et son humble service des frères : « car c’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez vous aussi, comme moi j’ai fait pour vous » (Jn13,15).

Jésus a abolit les règles sociales établies ; quand il s’agit de rendre service aux autres, tous doivent se rendre les services les plus humbles, même s’ils se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale.

En Jn 13,1-20, Jésus a montré l’exemple en lavant les pieds de ceux qui partagent le même repas que lui. Ces derniers seront « heureux » s’ils agissent de même. Jésus sait que c’est un repas d’adieux, s’il s’humilie jusqu’à laver les pieds de ses intimes, c’est comme un dernier message, le testament qu’il leur laisse. Mais c’est ce même Jésus qui nous a laissé un autre mémorial en disant : « Ceci est mon corps, donné pour vous. Faites cela en mémoire de moi » (Lc 22,19). Eucharistie et mission sont et demeurent aussi inséparables que les deux commandements du Christ : l’amour de Dieu et l’amour du prochain.

L’amour du prochain est le sceau qui authentifie l’amour de Dieu. Le service du frère est le service de Dieu. Chaque être humain est le lieu de la présence du Christ, lieu essentiel d’union au Christ serviteur et de participation à sa vie.

Il y a présence du Christ en l’autre, il y a sacrement. L’Eucharistie ne prend son sens que s’il s’accompagne du sacrement du frère :
« Tu veux honorer le Corps du Christ ? Ne le méprise pas lorsqu’il est nu. Ne l’honore pas ici, dans l’église, par des tissus de soie tandis que tu le laisses dehors souffrir du froid et du manque de vêtements. Car celui qui a dit : Ceci est mon corps, et qui l’a réalisé en le disant, c’est lui qui a dit : Vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger, et aussi : chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait. Ici le corps du Christ n’a pas besoin de vêtements, mais d’âmes pures ; là-bas il a besoin de beaucoup de sollicitude. (…) Quel avantage y a-t-il à ce que la table du Christ soit chargée de vases d’or, tandis que lui-même meurt de faim ? commence par rassasier l’affamé et, avec ce qui te restera, tu orneras son autel. Tu fais une coupe en or, et tu ne donnes pas un verre d’eau fraîche ? … »[8]

Toute histoire humaine est une histoire sacrée. Nous sommes toujours renvoyés au Mystère du Christ, au Mystère de la Croix…qui casse tous nos rêves de puissance, qui brise toutes les idoles et déchire toutes les fausses images que nous nous faisons de Dieu.

3 ) – L’HOSPITALITÉ : LIEU D’UNE RENCONTRE.

Accueillir l’hôte, c’est s’entraîner à s’accueillir les uns les autres, avec le sentiment profond du caractère unique de chacun, des différences inévitables ; avec la certitude d’une découverte à approfondir sans cesse dans la conscience d’une humble ignorance, dans une attitude de curiosité bienveillante, de contemplation.
Considérer l’autre comme un mystère !
C’est le mystère des êtres qui initie lentement au Mystère de l’Etre, et les rencontres en vérité et humilité de l’ici-bas préparent à la Rencontre de l’Au-delà. Il faut poser un regard de foi. C’est Dieu qui va se révéler, c’est Dieu qui est là. Dieu se fait proche dans la rencontre de l’autre, une rencontre dans laquelle Dieu agit.
Cela doit être une conviction profonde. Mais il ne faut pas se tromper dans cette relation entre deux personnes. Si Dieu est au cœur de cette rencontre, il ne faut pas trop vite diviniser le regard. C’est le risque d’une interprétation hâtive de l’évangile en Mt 25, 35-36 quand Jésus dit : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venu me voir… » Il me semble qu’il y a un danger : il ne faudrait pas en déduire que, quand on rencontre l’autre, quand on l’embrasse, on embrasse Dieu !

La rencontre nous dit quelque chose de la rencontre de Dieu. Mais quand je suis avec la personne, je la rencontre d’abord pour ce qu’elle est. L’autre sur ma route, je suis invitée à la rencontrer en tant que personne, qui existe pour elle-même, par elle-même. Ce doit être une relation entre nous, entre deux êtres, de personne à personne. Et c’est au cœur de la rencontre, dans l’entre-deux de la relation que la joie, le bien-être, le bonheur d’être là ensemble peuvent éclairer notre présence.

Ainsi, la rencontre de Dieu passe par cette rencontre de l’autre, surtout s’il est différent de moi, s’il est en difficulté. Dieu peut se faire présent si nous y prêtons attention.

Quand je rencontre l’autre, qu’est-ce que j’ai dans le cœur ?
Dans mon regard, dans ma disponibilité, dans ma prière, Dieu est avec moi. Dieu s’est confié à l’homme…. A moi de l’accueillir et de le tenir vivant dans l’accueil du frère, par une présence à l’autre qui laisse transparaître ‘’Celui qui nous habite’’. Dieu nous est confié, nous avons à devenir un évangile vivant en donnant à notre vie toute sa grandeur, toute sa noblesse, toute sa beauté, toute sa puissance de rayonnement, toute sa fécondité en liberté et en joie.

Ainsi, témoigner du Christ, c’est devenir un espace d’accueil aussi universel que possible. Nous avons à vivre Quelqu’un. Il s’agit de communiquer une Présence qui ne fait pas de bruit, une présence qui est au cœur du silence et que seul le silence peut transmettre. Si ma manière de vivre la rencontre peut dire quelque chose de cet infini respect de l’amour de Dieu, alors la Présence du Christ peut, être révélée au cœur de la rencontre.

En revanche comment rejoindre l’autre dans sa misère, dans sa souffrance, dans sa déchéance, ou sa violence même ? Comment l’aimer jusque là ? Ce n’est pas évident. Il nous faut nous laisser remplir de Dieu pour découvrir la beauté de l’autre même quand il n’a plus visage humain, pour l’aimer, même quand il n’est plus aimable ! et cela nécessite une longue ascèse pour se désapproprier de soi.

Dans le regard de Dieu nous sommes tous de toute beauté. Son regard nous envisage, nous recrée dans toute notre dignité, il est regard de l’Amour créateur. Nous avons à être témoin de ce regard sur nous-même et surtout, sur tous ceux que nous rencontrons. L’autre donne sens et valeur à notre vie. Il l’oriente et nous libère de nous-même.

SUR LES TRACES DE SAINT BERNARD

1 – L’activité hospitalière : son évolution à travers l’histoire.

Sous la domination romaine, une route fut construite qui reliait Aoste à Martigny et, par là, le midi au nord de l’Europe occidentale. Sur le col, au lieu dit le Plan de Jupiter, se trouvait un temple dédié à ce dieu et deux constructions importantes servant de relais le long de cette route. Mais il n’y a pas lieu de s’y arrêter davantage, pour comprendre l’œuvre de Saint Bernard, il suffira de mentionner les faits les plus caractéristiques qui se sont passés dans la région du Grand Saint Bernard au cours du Moyen Age.

a ) – Le monastère de Saint Pierre du Montjou.

En 574 ; les Lombards qui, quelques années auparavant, avaient envahi le nord de l’Italie par la Vénétie, franchissent les travaux de fortification élevés sur le col, pénètrent dans le Valais et saccagent le monastère de Saint Maurice. Ils sont battus à Bex et les restes de leurs bandes se replient sur l’Italie.

Environ deux siècles plus tard, en 753, le Pape Etienne II, inquiété par les Lombards, franchissait le Montjou en grand apparat et arrivait à l’abbaye de Saint Maurice. Le but de ce voyage était de donner à Pépin l’onction royale et d’en obtenir du secours contre les Lombards.

La menace lombarde planait toujours sur Rome. En l’année 773, Charlemagne organise une expédition pour l’écarter. Il réunit une armée à Genève et la divise en deux corps : un, commandé par lui-même, franchit le Mont – Cenis ; l’autre, aux ordres de Bernard, son oncle, passe le Montjou. Les deux armées font leur jonction aux pieds des Alpes, les Lombards sont vaincus et Charlemagne devient maître du nord et du centre de l’Italie.

Vers 784, le Pape Adrien I écrivait à Charlemagne, le priant, pour l’amour de saint Pierre et de son successeur, d’employer sa puissance royale à la restauration des hospices situés sur les passages des Alpes pour héberger les pèlerins et les sauvegarder contre toute mainmise et toute injustice. Il est à remarquer que ces hospices, parmi lesquels on peut compter le monastère de Saint Pierre de Montjou (actuellement Bourg St Pierre, au pied du col), existaient déjà, mais qu’ils avaient été ruinés par les incursions des Lombards. Depuis quand y était-il ? Etant donné le mouvement des pèlerins et des marchands, ce n’est pas trop osé de dire qu’il n’y a pas eu un très long intervalle entre les relais romains et les hospices chrétiens et que le christianisme n’a pas détruit, mais conservé, transformé et auréolé de sa charité des abris que la Rome païenne avait établis pour faciliter les voyages.

Le monastère de Saint Pierre de Montjou comptait parmi ses membres un aumônier, religieux préposé à la distribution des aumônes aux pauvres et aux passants. Cette abbaye possédait un grand nombre de bénéfices. Placée sur une route très fréquentée, elle eut l’occasion de donner l’hospitalité à des papes, des empereurs, des rois et d’innombrables pèlerins de toutes conditions. Cette hospitalité était d’autant plus appréciée que le passage du Montjou était rude. En outre, à cette époque, rois et seigneurs rivalisaient de générosité envers les monastères.

Les habitants de Bourg Saint Pierre ont conservé par tradition le souvenir de l’emplacement de l’ancienne abbaye. Il a fallu que cette abbaye ait été bien malmenée par les Sarrasins pour qu’elle disparût sans presque laisser de traces d’un passé de plusieurs siècles.

Les Sarrasins en effet, pendant un demi-siècle, terrorisèrent la région. En 921 et 923, ils massacrèrent des anglais allant en pèlerinage à Rome. Les Sarrasins provenaient du midi de la France. En 942, Hugues, roi d’Italie, aidé des Grecs, leur faisait la guerre avec succès. Mais apprenant que son compétiteur au royaume d’Italie, Bérenger marquis d’Ivrée, menaçait d’envahir ses états avec une armée allemande, au lieu d’exterminer les Sarrasins, il leur accorda la paix à la condition qu’ils occupassent les passages des Alpes pour empêcher Bérenger de pénétrer en Italie. Une fois établis sur ces passages, ils massacrèrent un grand nombre de chrétiens qui se rendaient en pèlerinage à Rome. Mais un attentat contre saint Maïeul, abbé de Cluny, met le comble aux méfaits des Sarrasins. Il excita une telle indignation dans le peuple chrétien qu’il se souleva contre eux et leur infligea une sanglante défaite. Les Sarrasins durent s’enfuir ou mourir. Ceux qui échappèrent avouèrent qu’ils étaient justement châtiés par Dieu et demandèrent à se faire chrétiens. Dès lors, le passage du Montjou fut à peu près sûr.

b ) – Les origines de l’hospice du Grand Saint Bernard.

Tant de ruines étaient à relever qu’il y fallût du temps, en 999, l’impératrice Adélaïde fit de grandes libéralités en faveur des églises, avec entre autres, celle de Bourg Saint Pierre et le monastère attenant. Le mouvement des pèlerins reprenait peu à peu. Au brigandage des Sarrasins a succédé la rapacité des péagers. Canut, roi d’Angleterre et de Danemark, se trouvant à Rome en mars 1027, pour le sacre de l’empereur Conrad, se plaignit au pape et aux souverains réunis de ce que ses sujets étaient importunés de tant de barrières et de tant de péages excessifs le long du chemin de Rome. Il demanda que ce chemin fût rendu plus sûr et que l’on usât de plus d’équité. L’Empereur approuva, le roi Rodolphe III aussi et tous les princes présents sanctionnèrent que les sujets du roi Canut, tant marchand que pèlerins, pourraient voyager en paix sur la route de Rome, sans être arrêtés aux barrières ni astreints à des droits exorbitants. Il y eut encore quelques troubles en 1034, à la suite du décès de Rodolphe III qui a cédé son royaume à l’empereur Conrad. Son neveu, comte de Champagne prétendait à sa succession. Il envahit la Bourgogne et occupa cités et châteaux jusqu’au Jura et au Montjou. L’empereur recourut à la force : deux armées, l’une arrivant du nord, l’autre composée de Lombards arrivant du sud par le difficile passage du Montjou pénétrèrent en Bourgogne, et chassèrent Eudes de Champagne. En 1045, la Bourgogne était définitivement pacifiée.

Plus rien ne pouvait s’opposer à la réalisation de l’œuvre de saint Bernard. Pour secourir efficacement les voyageurs fatigués par une longue et rude montée, il établit un hospice au sommet du col et lui affecta, semble-t-il, les revenus de l’abbaye de Saint Pierre. Pour édifier l’hospice, saint Bernard utilisa naturellement les matériaux existants : ce qui restait du temple et des maisons romaines au Plan de Jupiter. Une église adjacente à l’hospice est achevée et dédiée à saint Nicolas. Rien de plus naturel pour saint Bernard que de détacher du monastère du Bourg un groupe de religieux qui desserve le col. Entre les années 1145 et 1159, les religieux de l’hospice sont appelés clercs et frères. On constate que dès 1191, l’appellation de chanoines est en usage. Ils avaient déjà leur règle mais quelques prescriptions spécifiques s’imposaient du fait de la situation et du but particulier de l’hospice. On en trouve certainement des vestiges dans les constitutions de 1438, qui sont en partie la codification d’anciennes coutumes. La rencontre des voyageurs, l’hospitalité gratuite qui doit se prolonger en cas de mauvais temps ou de maladie, les considérations et les dispositions assurant le respect, la piété et l’aide effective aux pauvres et aux passants pourraient être signées du nom de saint Bernard. L’hospice a sans doute été achevé vers le milieu du XI ième siècle.

1-1) – DES ORIGINES À 1302 : L’EXPANSION DE L’HOSPICE.

Jusqu’en 1302, l’institution du saint Bernard prend un développement surprenant par sa rapidité et son ampleur. En effet, cet hospice utile à toutes les classes de la société suscite un mouvement général de générosité qui lui constitue une dotation importante nécessitant alors le développement de l’administration.

a) – Le passage du Montjou au temps de saint Bernard.

Durant le haut moyen age, le passage du Montjou, malgré ses difficultés demeure la principale route des Alpes, mettant en relation l’Italie avec la France, les pays Rhénans et l’Angleterre. Le passage est très fréquenté par les empereurs carolingiens, moins par les empereurs d’Allemagne qui trouvaient une voie plus courte vers le sud par les Alpes orientales. Cependant, ils l’utilisent parfois.

L’accès à l’hospice depuis l’Italie, surtout depuis le plateau de Fontintes est particulièrement dangereux en hiver. Le chemin passe par des pentes fort exposées aux avalanches. Le service de la route est garanti par des « marroniers » : des montagnards qui faisaient le service de guide contre rémunération. Parfois ils exploitaient l’inexpérience de leurs clients en exigeant de gros prix. L’hospice avait aussi ses marroniers qu’il rétribuait et mettait gratuitement au service des voyageurs.

b) – Dotation et donations.

Il convient de remarquer que, si tout monastère a besoin de dotation, celui du Grand saint Bernard en a doublement besoin en raison des charges de l’hospitalité et de sa situation aride. Cela va déclencher un mouvement de générosité pour l’œuvre de saint Bernard. Des revenus seront trouvés dans les biens de l’ancienne abbaye de Saint Pierre, dans les quêtes et dans les dons de pieux seigneurs ecclésiastiques ou laïcs.

De nombreuses donations vont être faites et il est significatif en effet que les bénéfices qui ont été donnés pour aider l’œuvre de l’hospitalité et étaient grevés de redevances en nature ou argent envers l’hospice, se situent tous sur un territoire formant un rectangle long de 2000 kilomètres, orienté du sud-est au nord-ouest, de la Pouille à l’Angleterre. Le fait que ces bénéfices gravitent tous autour d’une ligne droite tirée de l’extrême sud de l’Italie à Londres et qui coupe la diagonale des Alpes au col du Grand saint Bernard impose à l’évidence cette conclusion : les bienfaiteurs de l’hospice sont les clients, les voyageurs, les pèlerins qui de l’Angleterre, du bassin de la Seine, ou de la Bourgogne se dirigent vers Rome ou qui de Terre Sainte, du sud de l’Italie, de Rome, de la Lombardie et du Piémont, gagnent le nord en utilisant le col du Montjou.

Les papes Eugène III, Alexandre III, et Honorius IV prennent l’hospice sous leur protection. L’Empereur Frédéric en fait autant en 1176 et Henri IV lui constitue une rente en 1180. Les comtes de Savoie figurent aussi sur la liste des donateurs et leur exemple est largement suivi par des personnes de conditions modestes. Il serait trop long d’en esquisser une énumération. Tant de donations sont pourtant loin de suffire à toutes les dépenses nécessitées par l’hospitalité. Pour y faire face la maison du Montjou recourt aux quêtes. Le pape innocent III recommande en 1201 les quêteurs de l’hospice et leur notifie qu’il accorde une indulgence aux fidèles qui viendront en aide à cette œuvre en y faisant l’éloge des personnes charitables
« qui sont dans l’abondance pour les pauvres et l’indigence pour elles-mêmes. Comme nos chers fils, le prévôt et le chapitre de l’hospice du Saint-Bernard du Mont Joux, du diocèse de Sion, travaillent de toutes les forces pour satisfaire aux nécessités des pauvres et des malades qui s’y rendent de partout…nous vous (les fidèles) exhortons dans le Seigneur d’accueillir avec bonté les messagers qui coopèrent à leurs œuvres de piété en leur procurant des secours gratuits et de pieuses aumônes, afin que ce que vous avez donné aux pauvres en ce monde par leurs mains, vous le thésaurisez dans le ciel par les mains des pauvres.»[9]

sera accordé en 1276,
« à tous ceux qui visiteront l’hospice à certaines fêtes, une indulgence de trois ans et de trois quarantaines, la remise du tiers des pénitences imposées, le pardon des péchés oubliés ou véniels et des serments qui n’ont pas porté préjudice à une tierce personne, la levée de l’excommunication encourue par ignorance, la condonation des vœux non accomplis et des menus vols, que les bienfaiteurs bénéficient des mêmes faveurs que les pèlerins en Terre Sainte et que ceux qui travaillent pour le même hospice aient part aux prières et aux bonnes œuvres qui s’y font[10]. »

Les fidèles qui voulaient collaborer d’une manière régulière à la grande œuvre d’hospitalité entraient dans la fraternité du Saint-Bernard, devenaient pour les chanoines des confrères tout en restant laïcs et participaient à leurs mérites et à certains privilèges ecclésiastiques, entre autres au droit à la sépulture religieuse même en temps d’interdit.

1-2 ) – DE 1302 À 1438 : L’APOGÉE.

a) – D’un point de vue religieux.

La période dans laquelle nous entrons est une période tourmentée au point de vue religieux. Le XIVème siècle s’ouvre avec l’exil d’Avignon qui dure jusqu’en 1378. En cette année le pape Grégoire XI rentre à Rome et y meurt en fin d’année. Les cardinaux lui donnent un successeur dans la personne d’Urbain VI. Peu après, en raison de circonstances qu’il n’y a pas lieu d’exposer ici, ils procèdent à une seconde élection qui vaut le souverain pontificat à Robert de Genève, sous le nom de Clément VII. Celui-ci établit son siège à Avignon. Urbain VI à Rome. C’est le début du grand schisme.

Le diocèse de Sion ne se rallie pas tout entier au pape de Rome, le Bas- Valais étant de l’obédience du pape d’Avignon et le Haut- Valais, du pape de Rome. La Savoie, avec le Duc Amédée VIII se range sous l’obédience du pape Clément VII et la maison du Montjou adopta naturellement la même obédience que la Savoie. Le concile de Constance mit fin au schisme en 1417 par l’élection de Martin V.

C’est une période de relâchement dans l’Eglise, et l’ordre s’en ressent. Ce relâchement et la misère matérielle où il conduit amènent une réaction de la part de certains religieux et l’établissement de nouvelles constitutions. Nombre de clercs commendataires convoitaient les bénéfices et la prévôté du Montjou et les sollicitaient assidûment du pape, camouflant leurs sinistres intentions sous le prétexte de remédier à une administration déplorable. Les chanoines du Montjou n’ignoraient pas ces menées et suppliaient le pape de les garantir de la commende en leur confirmant la liberté d’élection du prévôt (les prévôts jusqu’alors n’étaient pas forcément religieux ou issus de l’ordre.). Eugène IV, en 1436, ne s’estimant pas suffisamment renseigné, écrit au cardinal Jean Cervantes de prendre de plus amples informations sur les bénéfices réduits en commende et d’en casser les actes. Il l’autorise à déléguer quelqu’un pour visiter l’hospice et ses membres au spirituel et au temporel et à faire toutes réformes opportunes.

De la relation de son délégué, le cardinal retient que l’hospice de Montjou est situé au sommet des monts dans un lieu fort exposé aux tempêtes et qu’il est d’une très grande utilité pour les passants. Il y exige une communauté de religieux vivant au service de Dieu selon la règle de saint Augustin. Le prévôt est leur supérieur. Sans le secours de l’hospice et des religieux, de nombreux passants périraient. C’est pourquoi les papes ont pourvus à sa dotation tant par l’union de quelques bénéfices que par des indulgences que les messagers de l’hospice publient dans leur différentes parties de la chrétienté. De nouvelles constitutions seront donc remises au prieur du Montjou, le 15 mai 1438, remédiant au relâchement de la pauvreté religieuse et à l’effacement de l’hospice. A l’évidence, le cardinal a voulu rendre à l’hospice son rôle de premier plan.

b) – D’un point de vue politique.

C’est encore une période très mouvementée tant au point de vue politique que religieux et le passage du Montjou en subit le contrecoup des événements. Durant les interminables luttes où s’affrontent l’évêque de Sion et le noblesse turbulente du Valais, le comte de Savoie intervient à plusieurs reprises pour soutenir les évêques qui lui sont dévoués. Ainsi des valdotains en armes se rendent à Saint – Maurice par le Montjou. Puis la guerre éclate entre le duc de Savoie et le marquis de Montferrat. Le duc fait passer par le col une bombarde et plusieurs grosses pièces d’artillerie. Une audacieuse entreprise que renouvellera Napoléon en grand, quatre cents ans plus tard.

Le comte de Savoie et ses officiers franchissent le col souvent aussi en pacifique. L’empereur lui-même emprunte parfois le passage. Le jubilé publié en 1343 par le pape Clément VI attire à Rome plus de cent mille pèlerins et produit une affluence extraordinaire à l’hospice.

Tous ces passages de troupes, de personnages laïcs et ecclésiastiques, de pèlerins, de caravanes de marchands devaient rendre fort animée la longue route du Montjou.

1-3) – DE 1438 À 1586 : PÉRIODE DE DÉCLIN.

Des événements de portée européenne, vont influencer profondément sur la vie de la prévôté du Mont- Joux. Le concile de Bâle réuni en 1431 montra, dès le début, de l’hostilité à l’égard du pape. Il devint si entreprenant qu’Eugène IV en prononça la dissolution en 1437. Ce concile, dès lors schismatique, destitua Eugène IV en 1439, et la même année, élut un antipape en la personne d’Amédée VIII de Savoie qui prit le nom de Félix V. La prévôté du Montjou fut entraînée dans ce schisme qui prit fin par le désistement de Félix V et son ralliement, en 1439, au pape légitime, Nicolas V.

Un quart de siècle plus tard éclatent les guerres de Bourgogne. Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, avait conçu le dessein de reconstituer l’ancienne Lotharingie. Il avait réussi à gagner à sa cause la duchesse de Savoie. Ces visées provoquèrent la coalition des Etats qui se sentaient menacés : l’Autriche, la France et les cantons suisses auxquels le Valais était allié. Durant les hostilités, en 1475, la Savoie entreprit une campagne contre le Valais. Un contingent de Valdotains et de Savoisiens franchit le Saint- Bernard et rejoignit les troupes venues de Savoie. Cette armée poussa jusqu’à Sion. Les Valaisans aidés des Confédérés lui infligèrent une sanglante défaite.

L’année suivante, la duchesse de Savoie tenta encore d’envoyer des troupes Lombardes et Savoisiennes au secours du Téméraire. Ces soldats franchirent le Saint- Bernard, mais les Valaisans les arrêtèrent à Sembrancher et les refoulèrent jusqu’au sommet du col et occupèrent le Bas- Valais et le Chablais. La vallée d’Aoste envisagea alors de faire alliance avec le Valais mais la cour de Turin étouffa cette tentative. Cette vallée resta donc sous la juridiction de la Savoie tandis que l’hospice et l’Entremont devenaient partie intégrante du Valais.

Cependant la vallée d’Aoste faisait une proie alléchante pour les Valaisans. Ils résolurent de l’envahir. Mais une entrevue qui eut lieu le 24 juin 1506 sur le Saint- Bernard, entre la Savoie et le Valais, évita la guerre. Les deux parties projetèrent de se rencontrer encore sur la frontière pour trancher leurs différends. Grâce à l’arbitrage de l’évêque de Lausanne, ces démarches aboutirent à la paix d’Ivrée en 1507.

La réforme causa des troubles encore plus profonds dans la région. Le duché de Savoie subit de telles pertes que son existence en fût menacée. En 1536, les français envahissent la Savoie et le Piémont. Les Bernois conquièrent d’un seul élan le pays de Vaud, Genève, une partie du genevois et du Faucigny et le Chablais jusqu’à Thonon et projettent de nouveau de s’annexer la vallée d’Aoste. Une tentative d’invasion par le Saint-Bernard, en 1536, est arrêtée par une troupe valdotaine. Ayant peur des représailles, les Valaisans placent à l’hospice une garnison de quatorze soldats, qu’ils portent à quarante à l’automne. Ces événements conduisent l’évêque de Sion au Montjou avec une suite nombreuse en 1550. La défiance est si profonde que chacune des deux vallées redoute d’être envahie par l’autre. Elles en sont quitte pour la peur.

Tous ces événements changent la géographie politique de la région, de sorte que la prévôté du Montjou, au lieu d’avoir affaire au seul duc de Savoie, relève dès lors de trois puissances politiques : la Savoie, le Valais et Berne.

Comme les Bernois imposent la Réforme dans les pays conquis, les nombreuses possessions du Saint-Bernard qui s’y trouvent sont perdues. Par le fait de l’annexion de l’hospice au Valais, la prévôté se trouve désaxée au point de vue politique. Née dans l’ambiance de la maison de Savoie, elle reste profondément savoisienne par ses prévôts, ses religieux, son passé et sa mentalité. L’hospice englobé dans le territoire du Valais par la conquête de 1475, les patriotes entendent avoir dès lors la main haute sur la prévôté dont ils contrôlent la maison mère. Ce qui complique la situation, c’est que le prévôt ne réside pas à l’hospice, mais à Aoste, qu’il échappe ainsi à l’influence valaisanne et qu’il reste dévoué au duc de Savoie. Grâce à son habileté la maison de Savoie réussira à tenir la main haute sur la prévôté durant trois siècles encore.

Les bienfaiteurs sont moins nombreux que durant les périodes précédentes. C’est normal, puisque l’hospice n’éprouve plus les mêmes nécessités qu’au début. Beaucoup de restaurations sont terminées, mais les besoins restent grands et les fidèles généreux s’efforcent d’y pourvoir. Les quêtes continuent d’apporter à l’hospice les ressources indispensables. Les prédications des indulgences, qui accompagnaient généralement les quêtes, ont fourni à Luther l’occasion de sa révolte contre l’Eglise. le concile de Trente prit une mesure draconienne en interdisant de quêter de porte en porte. L’hospice, qui tirait des quêtes le plus clair de ses revenus, se trouvait durement frappé. Le prévôt, peu après son installation adressa une supplique au pape pour lui exposer le triste état de l’hospice. Le pape se montra conciliant et accorda, de Rome, le 25 septembre 1563, « pour trois ans, au prévôt, la faculté de désigner dans chaque localité une église dont la visite procurerait une indulgence plénière équivalente à celle du jubilé ou de la croisade. En outre, il mettait tous les bienfaiteurs de l’hospice au bénéfice des jeûnes et offices des religieux du Montjou et des mêmes faveurs que les pèlerins de Terre Sainte. Il leur accordait aussi la faculté de choisir leur confesseur qui, de ce fait, jouissaient d’amples pouvoirs pour les absoudre »[11]

La publication de ces indulgences était bien propre à exciter la générosité des fidèles envers l’hospice.

Le synode tenu à Aoste le 27 juin 1564 tient compte de ses faveurs, car, après avoir porté l’interdiction de quêter, il fait une exception pour le Saint-Bernard.

Les légendes de saint Bernard se multiplient au cours du XV ième siècle. Elles sont différentes, mais renchérissent l’une sur l’autre en merveilleux. Elles proviennent du fait que la vie de saint Bernard n’était connu qu’à Novare où il n’est parlé que des dernières années du saint. Quand la vogue du merveilleux s’empara de la vie du saint, elle y trouva un terrain idéal vu que, pour ce qui regarde la première partie de la vie de ce saint, elle n’était gênée par aucune donnée historique. La peinture s’inspira de l’une de ces légendes, représentant saint Bernard en train d’exorciser le diable. Elle s’introduira peu à peu dans les livres liturgiques, supplantera les données de l’histoire et imposera à saint Bernard une physionomie fantaisiste qu’il conservera jusqu’aux temps modernes. La diffusion de ces légendes ne fut pas sans exercer une grande influence dans le peuple et provoqua une grande dévotion envers saint Bernard.

1-4 ) – DE 1586 À 1734 : LA REPRISE SOUS LES PRÉVÔTS VALDOTAINS.

a) – Milieu où s’exerce l’hospitalité.

Le concile de Trente mit tout en œuvre pour la réforme de l’Eglise. Il s’efforça de détruire les abus qui s’étaient introduits dans le régime des diocèses et des monastères, en particulier, par la commende. A cet effet, il ordonna que les monastères fussent confiés à des personnes de l’ordre et que l’on y observât strictement la pauvreté. Ses décisions ne se firent accepter qu’avec peine. Il y eut beaucoup de trouble au sein de l’ordre, étant donné la rivalité d’influence entre le Valais et la Savoie au sujet de l’hospice du Grand Saint Bernard, et qui eurent des retombées sur son hospitalité. Le premier prévôt qui fut valdotain, succédant aux commendataires dont l’économie avait été déplorable, fut obligé d’imposer des restrictions dans la manière d’exercer l’hospitalité. Il est vrai que devenu poste frontière, l’hospice en subit les conséquences : comme à toutes les frontières s’exercent la douane et la contrebande. Le prévôt avait obtenu du pape qu’en dépit des décisions du concile de Trente, les quêtes puissent se continuer en faveur de l’hospice. Restait à les faire accepter par les ordinaires.

Les uns s’y prêtent de bonne grâce, comme saint François de Sales qui, se souvenant des périls encourus lors de son passage du Saint Bernard en 1596, délivre en 1617 ou 1620 à un quêteur qui se rend en Belgique une recommandation digne d’être signalée. Il rappelle que le monastère du Montjou recueille et entretient un grand nombre de passants qui seraient en grand danger de périr parmi les cimes des montagnes à cause de la violence incroyable des tempêtes de neige et du froid. Il ajoute : « Nous aussi qui connaissons en vérité les œuvres de charité de cette maison, nous recommandons à tous le porteur des présentes. »[12]

En effet cet illustre évêque, passa le Saint Bernard. Appelé à Turin pour convenir avec le duc de Savoie de certaines dispositions relatives à sa mission en Chablais, il se mit en route au début d’octobre avec son domestique Rolland. Bien que la saison ne soit pas très avancée, il est surpris à proximité du col par une terrible tempête de neige qui gêne son cheval et lui fait perdre son chemin. Comme par miracle, il atteint cependant l’hospice où il est fort bien accueilli par les religieux. Pressé par eux de rester quelques jours à l’hospice en attendant que la tempête s’apaise, il n’y consent pas. Il arrive à Turin avant la fin d’octobre et rentre dans le Chablais par le Petit saint Bernard. Saint François conservera le souvenir de l’hospitalité reçue, décrivant, dans le traité de l’amour de Dieu (livre VIII, chapitre IX) le troisième et le plus haut degré de l’hospitalité.
D’autres s’opposent aux quêtes sous prétexte de fidélité aux décrets du concile. De ce fait l’hospice subit une diminution sensible de ressources.Si l’on attache tant d’importance à la continuation des quêtes, c’est que, sans elles, l’hospitalité ne pourrait s’exercer sur le Saint Bernard.

b) – Exercice d’hospitalité.

La route du Montjou était toujours fréquentée ; et à l’hospice sont reçus « tous les passants de quelques pays que ce soient, tant pauvres que riches et traités le plus cordialement que faire se peut ; chacun selon sa qualité, trois jours durant, et voir plus si la nécessité le requiert sans qu’il soit loisible de demander le moindre argent. Les religieux doivent exercer l’hospitalité d’une manière tout à fait gratuitement et mettre en commun les offrandes des passants. Ils ont l’œil à ce que les pèlerins soient secourus et retirés des dangers, et enterrés en cas de mort. Ainsi chaque matin deux hospitaliers, (marronnier affecté au service des passants) iront de chaque côté de la montagne emportant la provision de pain, vin[13], pierre à feu et autres choses nécessaires pour le soulagement du voyageurs. Les autres sont occupés à officier au chœur, les messes et offices. »

Dans son organisation, c’est le clavendier qui reçoit les hôtes de distinction, les connaissances et les bienfaiteurs, hommes et femmes, à la clavenderie, à la salle capitulaire ou au réfectoire des chanoines, la clôture n’existant pas encore. Le Buffetier sous la dépendance du clavendier assurait le service des autres voyageurs. Il est frère ou simplement laïc. Il partage la table des religieux. A défaut de frères, des clercs ou même des prêtres remplissent cet office durant quelques jours.

Un fait à relever est que, depuis le XVI ième siècle, parmi les pèlerins qu’héberge l’hospice , il n’y a plus seulement ceux qui se rendent aux tombeaux des saints apôtres Pierre et Paul, mais encore ceux qui font de l’hospice le but de leur pèlerinage. Le 27 mai 1676, les paroisses de la vallée du Saint Bernard, s’y rendent en procession. C’est la première manifestation de ce genre que nous connaissons. Dès lors les paroisses de cette vallée et de l’Entremont renouvellent fréquemment cette dévotion. En dépit de la vigilance des religieux, bien des passants périront, pris dans la tourmente et ensevelis sur place. Le téléphone n’existant pas, on ne pouvait savoir à l’hospice s’il y avait des personnes sur la montagne.

Au passage des voyageurs, l’imagination populaire associe naturellement les fameux chiens de Saint Bernard. On sera surpris d’apprendre que le premier chien connu remplissait, vers 1700, l’humble fonction de ‘’tourne – broche’’ au moyen d’une roue.

1-5 ) – DE 1734 À 1752 : LA SÉPARATION.

De nombreuses querelles déchirent la maison du Saint Bernard, opposant les savoisiens et les valaisans. La cause des dissensions, ce sont les interventions indiscrètes du nonce de Lucerne, l’impossibilité d’observer les constitutions et la faction des chanoines valaisans. Les religieux de l’hospice demande au pape d’envoyer sur les lieux une personne digne qui examinerait la situation et y porterait remède. Il faudra attendre 1738, pour que le pape se décide d’agir. Il fait savoir à la cour de Turin qu’il a l’intention de séparer les religieux des deux nations et de rétablir l’observance des constitutions. Il se produit alors un ensemble de faits qui donnèrent une autre tournure à la cause des chanoines valaisans. La cause de la séparation restait pendante. Les savoisiens tentèrent de reprendre pied à l’hospice en usant de gestes d’apaisement. L’occasion se présentant, ils dépeuplèrent l’hospice des novices et des plus jeunes religieux que l’on recrutait péniblement.
En Mars 1742, les religieux valaisans renouvellent auprès du pape Benoît XIV leur demande de séparation en menaçant de suspendre l’hospitalité à l’égard des sujets sardes. Le Valais écrit aux cardinaux dans le même sens. Le roi de Sardaigne revendique la nomination du prévôt et veut retenir tous les biens situés dans ses Etats en cas de séparation.

Le pape règle les litiges avec la cour de Turin sauf celui qui concerne l’hospice. La séparation ne vient toujours pas et l’incertitude grandit à l’hospice, au point de devenir intolérable. Les valaisans envisagent de reprendre contact avec les Savoisiens.

Le roi ayant appris cette reprise de contact et redoutant tout des chanoines exaspérés tente un suprême effort pour garder son droit d’élection et se décide à faire nommer un prévôt désigné par lui.

A Rome la question est déjà réglée. Le pape s’est décidé à agir nettement en faveur de la cour de Turin en nommant un prêtre digne d’estime comme nouveau prévôt. Cette solution est mal accueillie par les valaisans qui font appel aux cantons de Fribourg, Lucerne et Unterwald. Glaris répondra même que cette affaire intéresse le corps helvétique entier.

La France intervint à son tour, les chanoines menacent de déserter l’hospice plutôt que d’être sous les ordres d’un prévôt non élu. Les négociations furent longues et ardues, mais les religieux valaisans arrivent à leur but : la séparation et la liberté d’élire le prévôt. Les chanoines savoisiens seront tenus à l’écart des négociations. Ils restent très attachés à la maison du Saint Bernard et souffrent d’être exclus de l’hospice et d’avoir perdu leur raison d’être. Il leur reste le Petit Saint Bernard.
Une bulle papale de séparation sera expédiée le 19 août 1752, qui tranche définitivement la querelle qui durait ainsi depuis 30 ans. Ces dispositions arrivent alors que la prévôté est vacante et de graves dissensions se sont élevées entre les chanoines des deux nations.
Entre toutes dispositions le pape rendit aux chanoines du Saint Bernard la liberté d’élection de leur prévôt (qui appartenait au duc de Savoie) et ordonne que l’hospitalité ne soit pas diminuée. Cette bulle donnait satisfaction, pour le fond, aux chanoines valaisans, mais les privait de tous revenus des Etats sardes.
Les chanoines s’estimaient injustement dépouillés, mais ne se tinrent pas pour battus. Au contraire, ces dispositions se révèlent avoir été bienfaisantes. Les chanoines pris par leur œuvre d’hospitalité, firent tant qu’ils réussirent à mettre l’hospice et la congrégation sur un pied plus prospère que jamais. Ainsi tandis qu’à Aoste on se querelle encore autour des dépouilles du Saint Bernard, à l’hospice et en Valais les chanoines de la prévôté démembrée se tournent résolument vers l’avenir et déploient toutes leurs forces pour le maintien et l’amplification de l’œuvre de saint Bernard.

1-6 ) – Le renouveau depuis 1752.

La séparation de droit proclamée en 1752 n’apporte pas un bouleversement dans la vie de la maison du Saint Bernard. Trente ans de luttes et de séparation effective l’ont préparée à cet événement et l’adaptation est faite en partie quand les chanoines valaisans se trouvent seuls à assurer la continuation de l’œuvre hospitalière. Cette grande œuvre, que personne ne songe à abandonner, sauve la famille religieuse de saint Bernard.

Si au lendemain de la séparation, les chanoines diminués en nombre, appauvris en ressources, ne s’étaient trouvés en face d’une grande fonction sociale à continuer, ils se seraient presque infailliblement dispersés et la maison aurait disparu. Mais l’hospice demeure, les passants continuent d’affluer, les religieux restent pris dans l’engrenage et l’activité hospitalière continue, sans interruption, sans grand changement, comme par le passé.

Les chanoines sont moins nombreux, ils paieront davantage de leur personne et feront appel à l’aide d’autres religieux ; ils ont perdu la plus grande partie de leurs ressources, ils observeront une économie plus stricte et demanderont davantage à la charité publique. A cette période héroïque, une autre succède, de grande prospérité, marquée par l’afflux des vocations.

a) – Les passants.

Les événements politiques, militaires et religieux exercent leur répercussion sur la clientèle, toujours nombreuse, de l’hospice. La Révolution française contraignit une multitude de prêtres français, qui refusèrent le serment à la constitution, à chercher refuge dans les pays voisins. Depuis la fin de 1792 et durant toute l’année de 1793, l’hospice fut constamment rempli par des émigrés français qui allaient chercher un refuge en Italie. Il en passa environ cinquante mille, la plupart membres de la noblesse ou du clergé.

Au printemps 1796, Napoléon envahit le Piémont. Les réfugiés ne s’y sentent pas en sécurité et refluent vers la Suisse. Les mouvements des troupes sont continuels.

En 1798 le Valais est envahi par les troupes révolutionnaires. Les premiers soldats qui franchirent le Saint Bernard, furent une compagnie qui arriva le jeudi saint et qui, après s’être copieusement rafraîchie, partit pour Aoste.

Du 24 mai au 12 novembre, quarante-trois mille hommes de l’armée du Rhin avec de la cavalerie passent en Italie. Cependant les Austro-Russes gagnent du terrain et arrivent à Saint Rhémy. Cinq cents soldats français prennent leurs quartiers à l’hospice de mai à juillet 1799. Les Austro-Russes réussissent à les déloger durant quelques semaines en juillet et août. Ils sont à leur tour chassés par les français dont deux cents soldats restent à l’hospice en garnison.

L’Italie est perdue pour la France. Napoléon, de retour d’Egypte, mesure d’un seul coup d’œil la gravité de la situation et, avec la promptitude de l’aigle, lance l’armée de réserve à travers les Alpes. En mai, le gros de l’armée soit quarante mille hommes, franchit le col le plus élevé, le Saint Bernard, choisi malgré sa difficulté et la neige, pour surprendre les Austro-Russes. La tactique réussit et aboutit à la décisive victoire de Marengo le 14 juin 1800.

Les premiers surpris furent les chanoines quand le 15 mai, ils virent arriver à l’hospice l’avant garde. Aussitôt ils dressèrent des tables devant l’hospice et distribuèrent à chaque soldat deux verres de vin et une ration de pain de seigle et de fromage. Le passage dura trois semaines, mais le gros de l’armée passa en sept jours. Les distributions furent maintenues jusqu’à épuisement des provisions, à l’exception du vin de messe et des biscuits qui furent, durant quelques jours, la seule nourriture des religieux.

Le 12 novembre 1810, le Saint Bernard vit passer mille cinq cent soldats qui viennent prendre possession du Valais au nom de l’empereur pour en faire le département français du Simplon. Le froid y est si vif (- 16°) que nombre de soldats eurent des membres gelés.

A la suite des revers de Napoléon, les Français tentèrent de rentrer dans leur pays par tous les chemins et les Alliés occupèrent le Valais. Les derniers jours de l’année 1813, quatorze gendarmes français prennent possession de l’hospice. Le 1er janvier 1814, quarante Autrichiens, venant du Valais délogent les français sans grande difficulté et l’occupent à leur tour. Le lendemain, une compagnie et demie de soldats français arrivent de Saint Rhémy. Durant deux jours il y a combat sur le col. Les Autrichiens vainqueurs demeurent à l’hospice jusqu’à l’abdication de Napoléon le 6 avril 1814.

b) – De nouvelles techniques au service de l’hospice.

Après la chute de Napoléon, le passage du Saint Bernard redevient paisible. Ce sont de nouveaux marchands, les ouvriers saisonniers, les grands personnages, rois, comte, marquis, diplomates, officiers ou ecclésiastiques de tous pays du monde qui continuent, surtout durant la bonne saison, leur interminable défilé sur le col.

L’hospice bénéficia très tôt des moyens rapides de communication découverts par la science moderne et sut les utiliser pour rendre plus efficace l’aide aux voyageurs. Dès 1817, un poste d’observation météorologique est installé à l’hospice, celui-ci étant un des lieux les plus élevés habités toute l’année.

En 1870, le télégraphe fonctionnait entre Martigny et Bourg Saint Pierre. La ligne fut prolongée jusqu’à l’hospice en 1885 et commença à fonctionner le 1er octobre. Une extension faite par un chanoine verra le jour en 1886, côté italien, entre l’hospice et la cantine de Proz. L’année suivante le téléphone est installé de l’hospice à Fontintes et à Saint Rhémy. Ces lignes rendent d’inappréciables services aux voyageurs auxquels elles épargnent une multitude d’accidents. Elles avaient le grand défaut d’être aériennes et d’être inutilisables par le gros temps. C’est pourquoi en 1933 les lignes furent mises sous terre de l’hospice à l’Hospitalet (côté valais). Cette heureuse réalisation, à laquelle les jeunes religieux ont collaboré péniblement de leur mains, assure le fonctionnement du téléphone en toute saison.

Avec le romantisme, qui suscite le goût de la nature primitive et sauvage, le Saint Bernard voit affluer dans la première moitié du XIX ième siècle un nouveau type de passant : le touriste. Il ne voyage pas pour un motif de piété ou de profit, mais pour satisfaire son besoin d’émotion au contact de la nature. Le Saint Bernard avec son aspect sauvage et désolé l’attire. D’autant que durant la bonne saison, les voitures peuvent arriver jusqu’au col, tandis qu’auparavant tout transport de personnes ou de marchandises se faisait à dos de mulet. En août 1901, la première automobile arriva à l’hospice.

Parmi les moyens de locomotion d’hiver, le ski est assurément le plus adapté au Saint Bernard. Dès 1878, une paire de skis norvégiens est envoyée à l’hospice. encore fallait-il savoir s’en servir !.

Après quelques essais infructueux, ces skis furent relégués au galetas et les religieux continuèrent le sport primitif de la planche, qui consistait à glisser sur la neige au moyen d’une simple planche munie au bas d’une traverse pour retenir les pieds. Pour voyager par grosse neige, ils employaient les raquettes.

Depuis 1892, quelques chanoines se mirent au ski de manière suivie. Bientôt tous les chanoines furent équipés et à l’aide d’un long bâton purent prendre leurs ébats sur la neige. Comme les voyageurs utilisaient encore peu le ski et qu’il fallait conserver la piste pour les piétons, quand les religieux descendaient en excursion ils devaient remonter à pied pour maintenir le « pion » (piste pour piétons).

Peu à peu, le ski se perfectionna et devint d’un usage plus pratique grâce à la mobilité des fixations et l’emploi à deux bâtons à rondelle. A partir de 1900, des touristes utilisent le ski pour monter à l’hospice en hiver. C’était l’exception !
Actuellement on ne monte qu’à ski. Ce moyen procure aux habitants de l’hospice une grande facilité de déplacement pour leurs affaires ou l’aide aux voyageurs.

c) – Adaptation de l’hospitalité.

Durant ces deux cent dernières années, les conditions d’hospitalité ont dû se plier aux circonstances. La circulation automobile multiplia le nombre des visiteurs au point que le service de l’hospitalité se trouva parfois débordé. Pour suffire aux besoins, il fut élevé la Maison Neuve qui doublait les capacités d’accueil.

En 1920 et 1922, il est décidé que les personnes voyageant en auto ne pourraient passer la nuit à l’hospice. Nombre de touristes venus en auto en furent fort contrariés. En outre, cars et autos déversaient des foules toujours plus nombreuses devant l’hospice. Il y eut même des cas d’exploitation révoltante : des organisateurs de courses faisaient figurer dans leur prix celui du dîner alors que celui-ci était fourni gratuitement par l’hospice. C’était l’envahissement et la dilapidation. Des mesures s’imposaient. On envisagea donc de louer la maison neuve à un hôtelier : les gens de condition modeste continueraient d’être reçus gratuitement dans le vieil hospice tandis que les touristes seraient hébergés dans l’hôtel. L’affaire fut signée en 1925, l’exploitation de la Maison Neuve devint « Hôtel de l’hospice du Grand Saint Bernard ».

Durant les guerres 1914-1918 et 1939-1945, les soldats suisses tinrent une garnison continuelle à l’hospice. Obligés de partager durant de longs mois le même toit que les religieux, ils se firent si bonne compagnie dans cette solitude que tous en gardent le meilleur souvenir.

On voit combien est hétéroclite le monde accueilli à l’hospice. A qui s’en étonnerait, nous rappellerons que la charité ne fait pas acception de personnes.

Bien que cela ne soit pas l’objet de notre travail, nous soulignerons encore qu’à cette époque, la maison du Saint Bernard élargit le champ de son hospitalité, en créant deux écoles d’agriculture (Ecône, Aoste), en ouvrant un collège d’études classiques à Champittet et en collaborant avec les Pères des Missions étrangères, à l’évangélisation du Yunnan.

2 ) – LA MISSION DE L’HOSPICE D’AUJOURD’HUI.

Au travers de cette histoire ciblée, nous constatons que les hôtes de passage n’ont sans doute pas toujours été faciles et tous les disciples de saint Bernard n’ont pas, non plus été sans défauts…

Mais la question n’est pas là. Quand on donne à l’autre d’ouvrir son cœur, quand on lui permet de décrisper ses mains,… c’est là que Dieu « fait grâce ». Dans un monde que ne parle que d’efficacité, de rentabilité, nous parlons, nous, de fécondité… Au cœur de nos fragilités même, le Seigneur donne la fécondité :
« Ma grâce te suffit. Ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2 Co 12,9).

L’hospice d’aujourd’hui est un haut lieu d’accueil. Un accueil exercé par une communauté vivante. Une communauté présente depuis le XI ième siècle, fidèle à une longue tradition qui respire dans ces murs. L’hospice se veut aujourd’hui d’être une porte ouverte sur la route des hommes, avec tous les hommes, avec tout l’homme. C’est une attention spéciale où il est envisagé dans la tendresse du regard d’un autre. L’hospitalité est un acte de foi dans le regard de Dieu posé sur chacun.

Depuis neuf cent ans, grâce à saint Bernard qui a eut l’idée d’une telle œuvre, l’hospice est debout, solide et sévère, mais au prix de quels travaux, de quelles dépenses, de quel indéfectible courage !

Qui pourrait dire les bienfaits sans nombre, que, pendant des siècles, les saints compagnons de Bernard ont prodigués aux passants de toutes les religions et de toutes les races ? Combien de secours ont-ils portés dans les circonstances les plus critiques ? Combien de malheureux sur le point de périr, ont-ils arrachés à la mort ? Quelle aide aussi ont-ils apportée aux relations entre les peuples en rendant la sécurité à ces chemins alpestres ?

Le pape Pie XI, fervent alpiniste, déclara le 20 août 1923, saint Bernard du Montjou comme
« patron céleste non seulement aux habitants des Alpes ou à ses visiteurs, mais à tous ceux qui entreprennent l’ascension des montagnes. Car de tous les exercices qui procurent une saine distraction, il n’en est pas, à qui sait en bannir toute témérité, de plus utile à la santé du corps et à la vigueur de l’esprit. Dans un pénible effort pour atteindre les cimes où l’air est plus léger et plus pur, on reprend sans doute de nouvelles forces ; mais aussi, à surmonter les innombrables obstacles de la route, l’âme s’entraîne à vaincre les difficultés du devoir, et le spectacle grandiose des vastes horizons qui, du faîte des Alpes, s’offrent de toutes parts à nos yeux, élève sans peine notre esprit jusqu’à Dieu, auteur et souverain de la nature. ».

a) – « Marche en Ma Présence »

Telle est l’invitation programme que la communauté du Grand Saint Bernard fait à ceux qui veulent, dans leur cadre très concret de montagne, entrer plus en avant dans l’intimité de Dieu. Cette invitation, chaque membre de la communauté essaie de l’accueillir dans sa propre vie d’abord. Ensuite, soucieux de rejoindre les hommes de son temps pour mieux les amener jusqu’à ce sommet qui est le Christ, elle emboîtera leurs pas, pour aller avec eux sur des traces qu’il s’est exercé à repérer. Ces balises se laissent reconnaître. Elles ont tellement le forme d’une croix. C’est la signature que Jésus dépose sur son passage dans toute histoire humaine.

« Marche en ma présence » Une invitation toujours ancienne et toujours nouvelle. C’est dans le sillage d’Abraham, de Moïse et de tous nos pères dans la foi qu’il leur est proposé d’aller, d’oser, de risquer l’aventure et la liberté. La vocation des chanoines est, par ce biais, une vocation de communication avec tout un peuple.

Peuple de croyants en marche « vers une patrie meilleure ». Peuple de passants, peuple de tout-venant sans acception de personne. La montagne a prit aujourd’hui la forme d’un carrefour pour ces peuples de différentes races et langues. Elle offre un chemin neuf pour marcher, sur les pas de Moïse vers le nouveau Canaan.

La montagne demeure un lieu décapant où la nécessité de la marche s’impose avec son expérience de durée, de lenteur, de respect des conditions sur lesquelles l’homme n’aura jamais une maîtrise totale : l’itinéraire et la météo. Autant de valeurs qui situent l’homme à sa juste place, lui tout petit dans le vaste univers et pourtant appelé à être partenaire d’une Présence d’immensité sur ces routes humaines.

« Marche » avait dit Dieu à Moïse, mais marche « en Ma Présence ». Oui, « marche » pour exprimer ta communion avec tous les hommes. – Marche tout d’abord avec les frères de ta communauté ; ils te sont donnés pour que « vous n’ayez qu’un cœur et qu’une âme en Dieu ».
– Marche avec celui, avec celle qui ne sait pas où aller ou bien ne sait plus où la vie le conduit ; Marche ! ses pas l’ont amené à l’hospice du Grand Saint Bernard. Ne lui demande pas son passeport, ni son porte-monnaie. Fais un bout de chemin avec lui ; marche.
– Marche avec tous ceux ; jeunes ou âgés, pratiquant ou non, qui ont déjà avancé, accompagnés ou non, marche.
– Marche, même si c’est dans le bruit ou la dissonance. Marche avec ces jeunes qui apprennent le métier des hommes sur les bancs d’école. Marche tantôt en avant pour indiquer le chemin, tantôt en arrière pour n’en laisser aucun de côté.
– Marche avec l’audace des pionniers qui ont pris le rythme d’une culture, d’une pensée, d’une langue, d’une vie tellement autre sur la belle île de Taiwan aujourd’hui et hier encore, aux marches tibétaines.

Oui « marche », « en Ma Présence » pour exprimer la communion avec ton Dieu.
– Présence aimantant notre boussole et qui donne la direction de la marche par beau temps comme dans le brouillard.
– Présence à vérifier au quotidien de la célébration eucharistique et liturgique, simple et belle comme un chemin de grande randonnée.
– Présence à savourer dans la prière personnelle, dans la contemplation gratuite, même lorsqu’elle est ardue et désertique comme les pierriers des Alpes.
– Présence divine à honorer – et dans un acte de foi suprême – dans le cœur de chaque personne, à commencer par membre de la communauté, que notre ministère nous confiera comme compagnons de route.

b) – Ici le Christ est adoré et nourri.

Cette formule qui a traversée l’histoire, nous invite à la double communion avec les hommes et avec Dieu : elle rythme et oriente toute la vie de la communauté dans son aujourd’hui.

« Ici », en ce lieu précis, sur la montagne. Un lieu inhumain qui devient lieu d’épiphanie par la pleine manifestation du Christ. Qui devient lieu du resplendissement de la Seigneurie du Christ, comme sur la Croix.

« Ici, le Christ » Il y est, il nous précède. Nous n’avons pas à l’apporter, il nous faut le reconnaître et l’accueillir dans l’humble présence du frère qui est proposée à notre accueil. Il donne sens et valeur à notre vie. Il l’oriente et nous libère de nous-mêmes. C’est un acte de mort à nous-même pour se perdre en l’autre, une résurrection.

« Le Christ est adoré » par la gratuité de notre présence, car la valeur de notre existence n’est pas dans le faire, mais dans l’être. Nous sommes tous en devenir. Le fait d’être présent me rend disponible à l’autre. Ma présence fait vivre l’autre et la présence du Christ donné, me fait vivre. Le Christ oriente profondément notre vie comme Celui vers qui respire et aspire notre cœur. Il est comme le souffle de notre vie. L’adoration est la réponse à Son Attraction. Il nous faut nous tenir à genoux devant Dieu pour mieux cheminer avec les hommes, et rendre grâce par la louange à sa gloire car Il EST.

« Le Christ est nourri » Le Christ dont saint Bernard a découvert la présence sur le Col du Montjou, c’est le Fils de Dieu qui mérite le don total de nous-même dans l’adoration, et en même temps, c’est le fils des hommes. C’est l’homme dans le besoin qui demande : « donne-moi à boire ! ». C’est lui qui oriente notre vie ici haut, sur la montagne !

Si nous sommes débordés : c’est que le multiple visage du Christ est capable d’épouser toute la détresse humaine et qu’il nous débordera toujours. Si nous arrivons à cerner et à maîtriser pleinement cet accueil, peut-être aurons-nous réduit le Visage du Christ à notre petite mesure humaine.

« Nourri » fait aussi référence à l’art du berger conduisant le troupeau vers de bonnes nourritures. Cela implique : prévenance, tendresse, douceur, patience, perte de temps….C’est une expérience qui transforme et transfigure les deux partenaires et, qui nécessite de devenir chaque jour davantage pauvre de cœur et de se faire espace d’amour et de tendresse.

La communauté du Grand Saint Bernard permet d’accueillir et d’aider des personnes, ce qu’on ne pourrait faire tout seul. Quand on met ses forces ensemble, qu’on partage les tâches et la prise en charge, on peut accueillir beaucoup de monde et même des personnes dans une profonde détresse. On peut les aider à découvrir qu’elles sont aimées et aimables et par là, à trouver les voies de guérison intérieure et une confiance en elles-mêmes, en des frères et sœurs et en Dieu. Pour pouvoir accueillir, il faut exister, c’est à dire « être » une communauté qui ait une vie réelle. C’est dans sa tradition millénaire que puise la communauté : Aller au devant, au risque de sa vie, le risque d’une ouverture, toujours maintenue, aux réalités d’aujourd’hui.

On ne s’installe pas à l’hospice, on s’y arrête le temps de se refaire des forces, le temps de se ressourcer, le temps d’une relation plus en profondeur…. L’hospice offre à tout homme un lieu où il est reconnu et attendu comme un être unique, comme une valeur infinie.

CONCLUSION

A l’exemple d’Abraham, nous avons à ouvrir notre porte et notre cœur à un frère humain, quel qu’il soit.

– C’est un devoir sacré, auquel on se saurait manquer sans mériter un grave châtiment ; celui sur lequel nous serons jugés dit Jésus. C’est un appel à la vie, un appel au salut, un appel à la charité dans le quotidien, un appel à la miséricorde.

– C’est une joie car nos égoïsmes, nos protections nous privent du bonheur de la rencontre, de la découverte. La présence de l’autre agrandit notre maison après avoir paru l’encombrée.

– C’est un art car on n’accueille pas n’importe comment, par simple bon cœur et à l’aveuglette. On reçoit chacun selon ce qu’il est et cependant sans faire acception de personne. On doit donner à l’hôte ce qui est bon pour lui, et parfois ce n’est pas ce qu’il demande.

– C’est un mystère, au travers de gestes humains que l’on échange entre hôtes, dans ce que nous pouvons bien appeler le rite de l’accueil se réalise quelque chose de plus grand que les apparences « N’oubliez pas l’hospitalité, car grâce à elle, certains sans le savoir, on accueilli des anges ». (He 13,1). Et Jésus va encore plus loin : accueillir le pauvre, le frère, celui qui vient à nous en demandeur, c’est l’accueillir lui-même (Mt 25).

– C’est une œuvre de miséricorde qui ne repose ni sur l’émotion, ni sur le sentiment d’apitoiement. Elle est œuvre de charité, elle est vertu. Elle nous éloigne de toute résignation passive et nous incite au contraire à lutter de toutes nos forces contre le mal qui frappe injustement nos frères. Ce faisant la miséricorde imprime en nous la plus haute ressemblance avec Dieu.

Ce travail de recherche sur l’hospitalité au Grand Saint Bernard, au travers de son histoire, à l’aide des enseignements reçus des chanoines, et à l’aide des outils reçus à l’école de la foi, n’ont fait que raviver mon désir profond d’offrir ma présence et par la même ma vie, dans la gratuité au service de la communauté du Grand Saint Bernard. Répondre à cet appel intérieur de servir et d’actualiser par mon engagement le sacrement du frère dans l’humble quotidien. Par mon humble présence, par mon humble service, je m’engage au service du Christ.

C’est aussi l’enracinement d’une histoire dans ma vie. C’est marcher sur les traces de saint Bernard et tous ceux qui lui ont succédés, et marcher aujourd’hui avec ses héritiers pour préparer l’héritage de demain. C’est marcher et vivre en vérité ce commandement de l’Evangile où l’amour de Dieu et l’amour du frère sont inséparables.

Créée par amour, pour aimer,
Fais, Seigneur, que je marche,
Que je monte, par les sommets
Vers Toi,
Avec toute ma vie,
Avec tous mes frères,
Avec toute la création,
Dans l’audace et l’adoration.
Amen[14]

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[1] Office des lectures propre à la Solennité de la saint Bernard – Deuxième lecture : Traité de l’amour de Dieu, de saint François de Sales.
[2] « L’accueil des voyageurs est une exigence de la condition nomade, elle est habituellement pratiquée avec une amicale prodigalité (Gn 24,28-32) qui constitue l’un des plus beaux titres de gloire de certaines civilisations. Violer la loi de l’hospitalité est un acte qui encourt le châtiment de Dieu (Gn 19) et la vengeance de tout Israël (Jg 19-20). » – Dictionnaire encyclopédique de la Bible.
[3] COLLIN Matthieu, Cahier Evangile N°56 – Abraham, Editions du Cerf, p13
[4] MOATTI Emile, ROCALVE Pierre, HAMIDULLAH Muhammad, Abraham – Editions le chêne de Mambré – Collection Centurion, Paris, 1992 – p 88
<[5] id. p 88
[6] Mt 7,12 : « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : c’est la Loi et les Prophètes. »
[7] Isaïe 58, 7-8 : « N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière éclatera comme l’aurore, ta blessure se guérira rapidement, ta justice marchera devant toi et la Gloire de YAHVE te suivra. »
[8]Sermon de Saint Jean Chrysostome sur l’évangile de Matthieu : Discerner le corps du Christ – Office des lectures du Samedi, 21° semaine.
[9] Chanoine Quaglia Lucien, La Maison du Grand-Saint-Bernard – des origines aux temps actuels – Imprimerie Pillet, Martigny, 1972 – p 57
[10] Archives du GSB – Bulle d’Adrien V en 1276.
[11]Archives du Grand Saint Bernard.
[12] Chanoine Quaglia Lucien, La Maison du Grand-Saint-Bernard – des origines aux temps actuels – Imprimerie Pillet, Martigny, 1972 – p 268
[13] en 1725, une ordonnance interdit aux religieux d’offrir aux personnes qui montent ou descendent la montagne, du vin, dont l’abus, toujours nuisible pouvant être fatal en haute montagne.
[14] Prière du Pèlerin de la montagne, écrite par le Chanoine Gratien VOLLUZ.