Lettre n. 69

 
 

 

Latsa, le 19. IX. 1936.

 

Chers confrères,

Au moment même où vous vous hâtez vers Matines, me voici dans le soleil de septembre, sur la montagne, la mine terrible, ainsi qu'il convient à un commandant de sauvages, le coeur un peu "chose", parce que je suis seul. M. Melly est parti ce matin pour Weisi, et M. Chappelet65, parti lui-même pour la Salouen, n'est pas de retour. Me voici sur un tas de pierres, près des fondements de l'hospice, assis à regarder et à comprendre, pour vous la faire voir et comprendre, la montagne à laquelle vous pensez souvent et que beaucoup peut-être ont déjà adoptée pour une seconde et future patrie. Et puisque, à en croire votre chronique et vos lettres de juin que nous avons lues hier avec M. Melly, certains regretteront de ne pas recevoir de moi une lettre détaillée sur le dramatique voyage, je les prie d'excuser ma négligence, aussi charitablement qu'ils ont espéré ma prose, de me croire toujours intéressé à leurs pensées et à leurs affaires, et d'accepter la présente lettre, comme un gage de sincère amendement.

Latsa ! vous en savez bientôt par coeur le chemin. Durant neuf heures, durant quinze pipes et trois chapelets, dirait le P. Nussbaum, on descend vers le sud-ouest66, le long de la vallée de Weisi, jusqu'au Mékong que l'on remonte, presque à angle droit, vers le nord, pour arriver, trois heures après, chez M. le curé de Siao-Weisi. Là, on se repose à veiller. Le lendemain ou le surlendemain, si l'on suit le chemin le plus ordinaire, pendant trois heures encore on monte le long du Mékong qui descend. Ce sont des bouts de voyage comme celui-ci qui causent nos plus grands, sinon nos uniques plaisirs. Mais pour les goûter, je suis bien content d'avoir donné tout ce que j'ai donné 67 ; et s'il le fallait, je donnerais plus encore. Le fleuve bruit comme un tonnerre lointain. Des souvenirs ou des ébauches de villages font semblant de peupler ce pays inconquis et noir, cette vallée que le fleuve a creusée entre d'abrupts coteaux, sans se soucier des hommes, comme s'il avait voulu se réserver cette partie de la terre. Les bêtes trottent au chant des oiseaux. Les noyers nous prêtent leur ombre humide. L'on oublie tout, et l'on n'espère rien, et l'on ne serait pas étonné de voir le voile, entre Dieu et nous tendu, tomber; et l'on comprend un peu le bien-être des âmes, dans le nirvana des inutiles désirs.

Mais à la fin, ici, du moins, on sent dans les profondeurs de l'être, dirait je ne sais pas qui, comme une angoisse qui se "vrille". C'est que le pont de corde apparaît : il fait l'impression d'une ficelle sur l'abîme. MM. Melly et Coquoz me regardent; s'efforçant de découvrir, sous un calme peut-être apparent, de secrètes et trop humaines émotions. Pour moi, je leur prépare un coup d'éclat :« Faut-il garder la pipe; faut-il la poser? Si je garde la pipe, ils sauront au moins à quoi s'en tenir: j'aurai fait mes preuves ; mais, si je la garde, je risque de mordre trop fort, d'en laisser tomber une partie, de conserver un bout de tuyau en bouche. Ce serait contre­épreuve. Bref, posons la pipe. » On a fini de me ficeler; je pars et me retrouve à l'autre bout, en train de me chicaner: « Pourquoi n'as-tu pas gardé la pipe? » Émotion générale : un peu plus qu'une forte descente à ski... De ce côté, on monte coucher à Kiatze. Retenez ce nom, et permettez-moi une digression.

Kiatze est un village gros comme la moitié de la Rosière, mais important comme une capitale, pour être la résidence d'un chef lissou. Qu'est-ce qu'un lissou ? C'est un Valaisan du 7ème siècle. Par nostalgie de liberté et de solitude, ou par crainte de la fièvre, ne pouvant habiter la plaine, il a fait de la montagne sa nourricière. Ce sont les raides gazons, suspendus sur les rochers, qu'il défriche ; ce sont des replats presque inaccessibles qu'il aime pour y bâtir sa demeure. Et quand la terre est épuisée, il s'en choisit une autre, partout chez lui, pourvu que ce soit la montagne. Il vit de sarrasin, de maïs et de blé. Il boit volontiers la goutte. Comme la terre produit facilement le peu dont il a besoin, il passe une grande partie de son temps à courir les monts, chassant et pillant. Par ci, par là, il descend dans la plaine. Là , la goutte étant plus abondante, il en prend plus abondamment. Mais encore, qu'est-ce qu'un lissou ? C'est un homme à peu près de notre taille: la figure sèche et ravinée par la colère, les passions et la vie dure, ravinée comme la terre par la pluie; les yeux grands, noirs, qui se perdent on ne sait où ; la taille droite ; les jambes longues et nues, irriguées par de belles veines bleues ; les pieds nus, cornés et fendus par les bambous qu'ils ont foulés. Homme, il s'habille d'un pantalon et d'une robe en toile de chanvre ; femme, d'une simple jupe plissée. Hommes et femmes portent à leur côté un sabre qu'ils ne déposent qu'avec les habits. Est-ce tout ? Non. Le lissou est encore un bon type. Il a l'air de fuir la société, et pourtant, il aime la compagnie. Il reçoit bien ses hôtes, à moins qu'il ne soit trop sauvage ; alors, il les tue. Il aime à payer la goutte. Ils aiment à s'enivrer ensemble. Enfin, par dessus tout, il se ferait volontiers catholique, et sa langue rude comme nos patois n'est pas très difficile. C'est le peuple chéri de M. Chappelet qui ne pense qu'à eux. Aidez-le bien par vos prières. Au reste, parmi vous, parmi nous, n'y en aurait-il pas un qui aimerait mériter ce titre: "Apôtre des Lissous" ?

Quand nous arrivons à Kiatze, le chef, le Besset, pour l'appeler par son nom, nous fête. Avec déférence, il nous conduit dans sa grange - sa grange est préférable à sa maison -, nous offre une poule et du fromage de haricots. Aux dernières flambées de notre foyer, nous nous endormons.

Le lendemain, par un vallon latéral du Mékong, il s'agit de gagner Latsa. Notez que Kiatze est déjà bien élevé sur le coteau. On quitte le village et l'on disparaît dans une forêt qui finit elle-même à Latsa... D'abord, une rude montée, à travers les chênes et les vernes grosses comme nos sapins, et puis après, on prend de biais, à travers les cèdres énormes, (3 à 4 mètres de diamètre), les rhodos, les framboisiers. Je me sens heureux, dans ce pays des ours, non pas chez moi, bien que je sois Orsérin68, heureux, comme au Col du Sonadon69. Venez voir si j'ai tort. Enfin, quelques clairières nous laissent voir le val qui s'ouvre comme un entonoir. C'est LATSA. Les rhodos continuent leur tapis, et les sapins, chacun avec son ombre, nous accompagnent jusqu'au bout... Un gras replat, où dort de l'eau, entre deux arêtes, à peu près bien vêtues de gazon. Pas encore ça. Un autre replat. Voici le refuge. Son aspect : s'il était un peu moins haut, ce serait un petit abeau70, à peu près la cabane de l'Abeau avec son écurie dessous. Entrez au 3ème compartiment, chez nous. Si vous avez soif, une cruche de goutte chinoise, là, dans un coin, n'en déplaise à aucun Clavandier, ne demande qu'à s'ouvrir. Mais n'approchez pas trop vite, vous pourriez vous cassez le nez contre l'énorme foyer qui occupe le centre de la salle. Au-dessus du foyer, mais le dépassant, vous voyez pendre un jambon (ne vous y assommez pas : il a déjà la marque du front de M. Melly) ; des bouts de viande sèche (n'y mordez pas : vous y perdriez vos dents) ; un brin de saucisse qui s'ennuie. Ce matelas de branches de sapin, là, à l'angle, c'est notre lit.

Retournez-vous de ce côté de la porte, l'ombre du cheval qui nous porte le bois monte démesurément vers les murailles; à l'autre coin, sur un tas de bois, rêve une poule, future victime pour un dimanche. Levez encore les yeux, et vous voyez un toit, encore provisoire, en bardeaux. Dans les autres compartiments, dorment, mangent, parlent, mentent l'ingénieur et les ouvriers.

Que faisons-nous ici ? Nous surveillons les travaux. Quelques trente mètres plus bas, un peu à droite, l'hospice lentement surgit de terre. Il faut être là pour contrôler la rectitude des lignes, la solidité des murs et bien d'autres choses que vous savez.

Pour moi, je fais du chinois [...] A part ça, on fait de la boucherie. M. Chappelet a commencé par un petit cochon. Après lui avoir tiré le sang, il s'aperçut que la bête vivait encore. Plus ou moins en l'assommant, il réussit à lui faire sauter les oreilles. Avec l'ouïe, par une mystérieuse association, la bête perdit la sensibilité. On exerce l'hospitalité ! Souvent, les passants viennent demander des remèdes et boire du thé. L'hospice fonctionne avant d'être construit. On blague. Apprenez, Messieurs, que M. Melly a été nommé roi des Lissous. Le Besset de Kiatze, j'en suis témoin, lui a appris la nomination. La raison en est que nous sommes de braves gens, que les Chinois sont des usuriers : car ils dépendent des Chinois. Nous avons bien ri. Et si nous aimions la farce, il nous serait facile de faire parler les Anglais, les Chinois... et Rome.

Messieurs, nous allons monter une pipée-durant. Voici un premier col qui nous ouvre passage sur un gros vallon: celui d'Allo. On n'a qu'à continuer ce chemin, sur l'arrête gauche et, après une demi­heure, on arrive au second col, le vrai "Latsa-pass", celui-là, et qui, par une descente vertigineuse, en quatre heures de temps, nous conduit dans la Salouen. Vous voyez donc que l'hospice n'est pas construit sur le col même. C'est parce qu'il sera plus facile de l'entretenir, de l'éclairer à l'électricité, de l'approvisionner. Et comme la montée au col n'est plus rude du tout, il rendra un égal service aux gens. Mais, ici, sur le col, chantons nos espoirs. Nous sommes, si l'on compte les heures de montée continuelle, alors, à 7 heures de la Salouen et à 9-10 heures du Mékong. Entre les deux vallées, un commerce intense se fait : échanges de marchandises, introduction (depuis le Mékong) de produits chinois, (bientôt des produits japonais) vers la Salouen et les frontières de la Birmanie. Les transports, vu l'absence de pont, se font à dos d'hommes. Les pauvres porteurs, chargés de 35 à 40 kilos, pour tous vivres, se contentent d'une galette de maïs ou de sarrasin, et passent la nuit comme ils peuvent, dans les bois, sur l'un ou l'autre versant. Ne méritent-ils pas un peu d'hospitalité? Ou bien, ce sont des commerçants, simples piétons qui, pris par la pluie ou le mauvais temps, seraient heureux d'avoir un abri.

D'autre part, vous voyez là, à vos pieds, le vallon d'Allo, déjà occupé par les protestants; plus loin, les rives escarpées de la Salouen : occupées par les protestants ; enfin, ce coteau-ci du Mékong : occupé par les protestants. S'il y avait à l'hospice trois à quatre prêtres, l'un resterait là en permanence pour prêcher aux heures des repas et la nuit, les autres seraient très bien placés pour descendre dans les vallées [travailler] à la conversion des Lissous. Notez que nous n'irions plus chez des sauvages, mais chez des apprivoisés. Dites-moi, n'aimeriez-vous pas descendre dans le vallon d'Allo, noir de forêts, sauvage comme un désert, parcourir les rives escarpées de la Salouen, grimper les rochers, la tête lourde comme du plomb, la bouche chauffée comme un brasier, éreintés jusqu'à marcher à quatre pattes, oui, mais aussi de ces pointes et de ces creux, faire surgir des clochers, couvrir le tonnerre des fleuves par celui des cantiques et mourir inconnus et ridicules, dans la nuit d'un village, au milieu des sauvages, à genoux. Voilà le pain qui nous attend. Qui en veut? Je n'ai pas encore bien goûté son aigre saveur, mais je n'en sais pas non plus de préférable. Ou bien, il pourrait se faire aussi que l'on courre sans résultat, sans voir les clochers, sans entendre les cantiques ; mais il me semble que courir pour Dieu est une oeuvre morale assez grande et assez belle en elle­même, pour se passer de résultat, si la chose était possible71..

Chers Confrères, ici même, sur le col où je suis monté, où j'écris les doigts crispés par le froid, il y a tant de paix, qu'à l'autre bout, j'entends un bout d'écorce tomber de branche en branche, jusqu'à terre. Le ciel reste bleu infiniment sur l'ombre des vallées qui monte en silence. Dans les rhodos et les bambous, un vent qu'on n'entend pas soulève des vagues de verdure. C'est trop beau! Je me tais, après vous avoir donné ici même rendez-vous. Si vous riez en me lisant, j'ai ri moi-même le premier. Je tiens pourtant à ce que vous me croyiez sincère. Je suis ainsi fait que j'aime dire la vérité en riant; mais après tout, pourquoi le rire exclurait-il le sérieux ? Comme je prévois n'avoir pas le temps d'écrire pendant les classes, je me permets de vous souhaiter déjà une bonne année. Pour qu'elle soit bonne, aujourd'hui même, tous ensemble, nous commençons une vie meilleure, n'est-ce pas ?

Pendant que j'y suis, mes félicitations aux nouveaux venus. Déjà un que je ne connais pas ! On s'arrangera bien pour se connaître, n'est-ce pas, M. Exquis? Et puis, quand on travaille pour le même but, quand on est dans la même Maison , on n'a pas besoin de se connaître, pour s'aimer. Or, s'aimer suffit.

Votre très fidèle dans le Christ,

Chanoine Tornay

 
  65  Robert-Maurice Chappelet, laïc, originaire de Saint-Maurice d'Agaune. Il fut auxiliaire-missionnaire, chargé d'une part de l'intendance. Pendant la guerre sino-japonaise il remplit les fonctions d'interprète auprès de l'état-major américain. 
66  En fait, vers le nord-ouest.
67  Souligné dans l'original.
68  L'ours est l'emblème d'Orsières. 
69  Col situé en Valais, entre le Grand-Combin et l'Amianthe.
70  Une étable d'alpage (du latin bovile).
71  Cf. I Cor. 9,24.