Lettre n. 68

 
 

 

Weisi, le 5 juillet 1936.

Bien cher Monsieur le Procureur,

Je vous avais promis des nouvelles. En voici. Elles sont tardives, mais veuillez croire que ce n'est pas l'effet de l'oubli, mais du défaut de loisir. Tout va bien, pour le moment du moins, puisque les communistes nous laissent la paix.

Ils sont à 20 jours d'ici, au nord-est, où ils menacent de s'établir pour de bon. Nous aurons de terribles voisins, car 20 jours, ils les franchissent en dix. Mais puisque s. Bernard nous a si bien protégés jusqu'ici, il continuera..., si nous ne sommes pas trop méchants. Or, nous ne le serons pas. D'après ce que j'avais entendu dire, je m'attendais à autre chose. Heureuse déception ! Non, c'est bien la vie pauvre qu'on mène ici. Voyez : nous avons une vache. Elle nous donne un bol de lait par traîte ; avec cela, nous nous payons le café au lait, le matin, et nous trouvons même le moyen de faire quelques grammes de beurre, de temps à autre. Le café vient un peu cher61, mais nous lui mettons de l'orge grillée avec. Et puis, bientôt, nos terres en produiront suffisamment. Aux autres repas, nous avons des légumes cuits à l'eau, ou à peu près, et de la viande salée ou bien de la fraîche que nous achetons. Nous mangerions volontiers du riz. Mais il nous le faut acheter, et il est à peu près aussi cher que la viande. C'est que les terres de la Mission sont en grande partie incultes. Vous comprenez, nous ne sommes pas ici maîtres et seigneurs, pour le moment. Il faut faire ce que Tatsienlou dit62 . Nous couchons sur la paille de riz. Nous fumons du tabac que nous plantons.

Frère Duc nous fait de la bière, avec un peu de houblon et de riz, mais nous n'avons pas d'eau potable, même filtrée, et cela, du reste ne revient qu'à un prix dérisoire. Nous avons des domestiques, mais Je ne vois pas comment nous pourrions nous passer des uns et des autres, nous les gardons ou bien par charité ou bien pour en faire de bons chrétiens.

Pour ce qui regarde l'hospice, il faut franchement féliciter M. Melly63. Pour une résidence beaucoup plus petite, avec le même ingénieur, un Père des Missions Étrangères a payé beaucoup plus cher. Là­haut, n'ayez pas peur, non, ce ne sera pas des meubles somptueux. Il y aura pour nos chambres 4 parois et un lit, c.-à.-d. quatre planches sur deux chevalets. Il nous paraissait un peu grand, mais les passants sont nombreux. Et il sera pour nous une maison de refuge. C'est là que nous serons obligés de tenir les choses tant soit peu importantes, et comme il y a toujours des bagarres, beaucoup de Pères viendront s'y cacher quelque temps. En outre, pour le bien du confrère qui le déservira, là-haut se feront les retraites. Je ne puis pas vous dire tous les détails, mais comme nous voyons, cet hospice fera beaucoup de bien. Les gens de la montagne nous en savent déjà gré. En outre, ils paraissent se convertir assez facilement. Ici, vraiment, nous sommes au milieu d'un peuple assis à l'ombre de la mort64.

Voyez leur dureté de coeur : quand il y a un lépreux dans la famille, on le chasse comme une bête, sans lui donner la moindre nourriture. Quand il meurt, la police le jette à l'eau. On se tue pour des bagatelles. On fume l'opium, pour lequel on se prive de nourriture car, ici, il coûte très cher. On se saoûle avec l'eau-de-vie de riz. On ment comme on respire, et on hait l'étranger.

Non, il n'y a rien à espérer de cette génération. Heureux, si nous pouvons faire quelque chose avec la prochaine. Pour ceux-ci, que Dieu s'arrange ; nous tâcherons d'en baptiser le plus possible.

Et maintenant, sachez que lorsqu'on vous dit qu'un village est chrétien, cela ne signifie rien du tout. C'est tout à fait comme dire que la France est catholique. Cela veut dire que les gens sont baptisés, mais cela ne veut pas dire qu'ils ont abandonné les vices du paganisme. Pourtant, c'est bien ceci qui importe. Aussi bien, nous ne visons pas le nombre, nous voulons la conversion intérieure. C'est dire que nous n'aurons jamais de succès. On dira toujours : « Que font-ils, mais que font-ils ?» Pas grand-chose, sans doute, mais nous serons prêts à être les serviteurs de ceux qui font plus.

Cher Monsieur le Procureur, je vous écris ces choses, parce que, vous vous rappelez, j'avais les mêmes idées que vous. Or, je n'étais pas sûr, ni très content; je voudrais vous rassurer et vous contenter. Pour nous, nous sommes tous très heureux. On a la vie un peu plus dure, ordinairement parlant, mais le joug du Seigneur est suave et léger, ici autant qu'ailleurs... Parce que l'on n'a personne à qui se fier, on se réfugie naturellement chez le Bon Dieu. Parce qu'on a quitté beaucoup de choses, on se sent plus à l'aise. Bref, il fait bon vivre ; la vie est belle, n'est-ce pas ? Encore une chose: M. Melly gère bien ses affaires. Nous l'avons entendu louer par tous les missionnaires qui ont eu des affaires avec lui. Vous pouvez me croire. Je n'écris pas ceci pour le flatter ; il est absent, ces jours.

Au revoir, cher Monsieur le Procureur, sinon sur la terre, du moins au ciel ; en tous cas, bientôt: le temps passe si vite ! Priez pour nous. Priez pour nous. Dire que nous sommes les ouvriers du Seigneur, comme s. Paul ! Il ne faudrait pas que le St-Bernard ait à rougir de ses missionnaires.

Votre jeune frère dans le Christ,

Maurice Tornay.

   

N. B. Les lettres des Confrères sont nos meilleures récréations.

 
  61  Vient : revient en parler valaisan 
62  Les missionnaires valaisans dépendent, canoniquement, des Missions Etrangères de Paris. Le Vicaire apostolique de Tatsienlou est leur supérieur ecclésiastique.
63  Fidèles à leur vocation première, les chanoines du Saint-Bernard entreprirent de construire un hospice au col de Latsa (3800m), à la triple frontière de la Chine, de la Birmanie et du Tibet, voie naturelle très fréquentée et dangereuse. 
64  Cf. Ps. 106,10.